Dix ans auparavant

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   Un après-midi ensoleillé était en cours, laissant aux jeunes du lycée Victor Hugo le temps de profiter des rayons dans la cour de récré. Mais, le jeune Vivien Luis âgé de seize ans était coincé dans une salle d'étude avec un garçon qu'il ne connaissait qu'à peine, c'était soi-disant le meilleur ami d'un mec de sa classe. Il s'appelait Roland. Vivien trouvait que c'était un drôle de prénom. Il observait sa tignasse châtain qui se secouait par le fait de ses écrits. Il écrivait avec enthousiasme et Vivien voulait savoir ce qu'il écrivait, le pion ne leur avait donné qu'une feuille vierge et un stylo et les avait laissés dans cette salle du deuxième étage, seuls. Ils étaient tous deux punis, par un de leurs professeurs, pour une quelconque raison. 

« Qu'est-ce que t'écris ? Lança Vivien de l'autre bout de la classe. »

La tignasse châtain s'immobilisa et se tourna doucement vers lui. Vivien fut choqué par ces yeux éblouissants et ces fossettes sur le coin de ces joues qui firent battre son cœur à toute allure.

« Un poème, répondit le dénommé Roland. Tu n'écris rien, toi ? 

- Je ne suis pas écrivain, ni poète. 

- Moi non plus. Ça te dirait d'aller au parc après notre retenue ?!

- Si tu veux. »

Roland se mit à sourire de plus belle et se leva, pour aller rejoindre Vivien. Il s'assit en tailleur sur sa table, face à lui, mais Vivien recula sa chaise pour ne pas être trop prêt de lui. Roland lui tendit son poème et lui demanda d'une voix basse : 

« Lis-le, s'il te plaît. » 

Vivien attrapa la feuille délicatement et se racla la gorge. Son écriture était fine et arrondie, on pourrait croire qu'il avait écrit à la plume alors qu'il n'utilisait qu'un simple stylo Bic bleu. 

« Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme. C'est toi qui l'a écrit ?

- Bien sûr que non, c'est Arthur Rimbaud, le meilleur poète de tous les temps, personne ne peut l'égaler.

- J'en ai déjà lu de Verlaine que j'ai beaucoup aimé, aussi.

- Verlaine n'était qu'un alcoolique qui violait sa femme et Rimbaud, il ne peut pas faire de bons poèmes si c'était un connard fini dans la vraie vie.

- Détrompe-toi, il y a pleins de connards qui ont fait des choses que les gens ont adulés.

- Tu n'as pas tort. »

Vivien lui rendit sa feuille et leurs doigts se frôlèrent, créant un frisson dans l'échine du futur professeur d'histoire. Ils se regardèrent une fraction de secondes dans les yeux et comprirent alors qu'ils n'allaient pas se lâcher jusqu'à la fin du lycée. 

« Pour quoi tu es en retenu ? Demanda Roland en ignorant ce qu'il venait de se passer. 

- J'ai pas rendu mon D.M d'histoire, j'étais censé le faire là, ça fait deux mois que j'étais censé le rendre. Et toi ?

- J'ai insulté un connard de ma classe qui traitait Rimbaud de tapette ! Tu vois, les gens ne s'arrêtent qu'à un détail de la vie des autres et ne voient pas ce qu'ils peuvent faire de bien. Comme Rimbaud couchait avec Verlaine, on le dit homosexuel, alors ce mec dans ma classe ne verra que ça et ne verra pas les autres choses que Rimbaud a pu faire. C'est pareil avec pleins d'autres personnalités. Je trouve ça absurde de s'attarder sur des détails insignifiants.

- Je suis d'accord. »

Roland sourit et la sonnerie retentit, il se précipita à sa place et prit son sac à dos.

« Ça te dit toujours de venir au parc ? 

- Bien sûr. »

Le futur professeur d'italien emmena Vivien à travers les couloirs, fendant la foule, puis en dehors de l'établissement. Ils passèrent quelques pâtés de maisons et entourés d'arbres, vide, sans vie, un parc aux couleurs délavées tenait à peine debout. Il n'y avait qu'un toboggan, deux balançoires bancales et un tourniquet qui ne semblait plus trop tourner. Vivien fronça les sourcils et fit le tour du parc, inspectant chaque recoin, la peinture s'écaillait sur les jeux. Il jeta son sac sur le tourniquet qui émit un grincement et demanda en riant ironiquement : 

« C'est ici, le parc ?

- Tu t'attendais à quoi, Disneyland ?

- Non, mais pas à ça, ça a l'air... vieux.

- C'est vintage. »

Roland monta sur le toboggan et se laissa glisser jusqu'en bas où il atterrit sur un monticule de terre. Il observa attentivement Vivien qui s'était installé sur une balançoire et se poussait doucement sur la pointe de ses pieds. Roland se remit sur ses jambes et alla le rejoindre où il s'assit à l'autre balançoire à ses côtés. 

« Tu viens souvent ici ? 

- Pas énormément. Quand j'ai besoin de penser, de lire et j'y fais mes devoirs souvent, mais j'y passe la plupart du temps à fumer.

- J'ai des clopes, si tu veux. »

Vivien sortit un paquet de Lucky Strike mentholé de son sac rapiécé et offrit une cigarette à son nouveau compagnon. Ils fumèrent en silence, écoutant le vent qui passait entre les branches des arbres. Ils se balançaient lentement, fixant leurs chaussures. 

« Est-ce que tu connais Charles Aznavour ? Demanda sérieusement Roland à Vivien. 

- Bien sûr, ma mère l'adore et se voit dans les paroles de Emmenez-moi.

- J'aimerais qu'on la chante ensembles, alors. J'ai toujours voulu avoir quelqu'un pour crier avec moi cette chanson.

- Je pense que je suis l'heureux élu. »

Vivien se leva d'un bond, écrasa son mégot et mit ses bras en l'air tel le Corcovado. 

« Vers les docks où le poids et l'ennui
Me courbent le dos
Ils arrivent le ventre alourdi de fruits
Les bateaux... ! »

Roland rit et le suivit, scandant les paroles, criant à pleins poumons avec lui le refrain. Des oiseaux s'envolèrent des arbres, surpris par le boucan. Les adolescents semblaient si heureux, ils étaient liés par cette chanson que leurs parents leur avaient fait écouter et qui maintenant ils chantaient. Leurs mains s'enlacèrent automatiquement et ils improvisèrent une valse. 

Emmenez-moi au bout de la terre,

Emmenez-moi au pays des merveilles,

Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil.

Leurs corps paraissaient plus proches, cette euphorie les rendait incontrôlables, comme si leurs âmes s'étaient cherchées depuis des années et enfin elles avaient pu se trouver. Ils se complétaient mystérieusement. Puis, sans vraiment qu'ils ne s'en rendent compte, tandis que la musique battait dans leurs oreilles et leur cœur, ils s'embrassèrent sans remords.

Verlaine cherche RimbaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant