Vingtième soirée

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Vivien Luís ferma les boutons de sa chemise bleu foncé un par un, tout en se contemplant dans le miroir de sa salle de bain. Ses cheveux auburn étaient toujours aussi indomptables, tombant sur ses yeux obscurs soulignés de cernes. Sa barbe poussait et lui donnait un air fatigué et las. Mais son sourire faisait basculer cet air. Il était heureux de pouvoir enfin avoir un rendez-vous avec Roland. Au moins une dizaine d'années qu'ils ne s'étaient pas vus dans un cadre pareil.
Sur le bord du lavabo reposait le portable de Vivien allumé où l'on pouvait voir sa conversation téléphonique avec Roland, le professeur d'histoire lui avait envoyé l'adresse du restaurant. Dans trente minutes, Vivien irait à son rendez-vous. Il ne pouvait s'empêcher d'appréhender ce face à face. Il se regarda une dernière fois et décida à gagner son salon, le cœur battant un peu plus rapidement à chaque minute qui s'écoulaient. Avec un petit sourire aux lèvres, il enfila ses chaussures et gagna la sortie de sa maison mitoyenne. Il aimait être assez à l'avance pour accueillir les personnes, surtout que Vivien voulait cette fois être le premier assis à la table et donc voir quand Roland rentrerait dans le restaurant.

Dans sa voiture, une musique indie passa à la radio et le chanteur assurait que oui, il était en train de changer. Vivien inspira fortement et en expirant, il alluma le moteur. Le restaurant n'était pas si loin que ça, il aurait pu prendre les transports en commun pour moins polluer, mais il préférait le confort de sa voiture et avait besoin de se retrouver seul avant le moment qui allait le tourmenter pour le reste de la soirée.

Le restaurant n'était pas si grand que cela, l'enseigne rouge crépitait et le menu affiché à l'entrée avait pris la pluie. C'était un peu le bazar et en même temps, c'était propre, c'était un mélange étrange et indescriptible que Vivien appréciait. Il poussa la porte vitrée et la serveuse qui le connaissait depuis les nombreuses fois qu'il y avait pris ses déjeuners, l'installa sur une table un peu éloignée à côté des baies vitrées où l'on pouvait apercevoir les passants dans la rue et quelques-uns attendant devant une entrée de cinéma, choisissant un film à la dernière minute. Le soleil s'était déjà couché depuis un bon moment. Le ciel était noir et le goudron mouillé par la pluie de la fin d'après-midi.
Vivien tortillait ses doigts entre eux et tapait du pied tout en fixant la porte du restaurant. Il lui restait encore dix minutes avant que Roland n'arrive. Le professeur d'histoire se posait trop de questions : Et s'il ne voulait plus venir ? Énervé à cause de Vivien ? Et si Roland était en couple ? Vivien écarta cette dernière question, il se demandait pourquoi il se préoccupait avec ça, cela faisait bien dix ans qu'ils ne s'étaient pas vus, bien sûr que Roland s'était fait une autre vie et avait oublié, plutôt essayé, d'oublier Vivien.
Ce fut à cet instant que la porte du restaurant asiatique tinta, laissant rentrer un jeune homme blond à la barbe naissante, les yeux brillants. Il croisa le regard de Vivien qui se leva d'un bond. Le professeur d'italien le rejoignit, les joues un peu rosées. Ils se firent une accolade, et s'assirent à leur table, face à face. Le pouls de Vivien frappait à une allure hallucinante le creux de son poignet. Il ne pouvait s'empêcher d'observer Roland, qui semblait tout timide, inspectant le lieu.

« C'est convivial, fit Roland en posant un doigt sur l'aquarium à leur côté où de gros poissons dorés nageaient.
- J'aime bien, surtout la cuisine. Leur riz est succulent. Tu devrais goûter...
- Ça m'étonnerait que je ne prenne pas de riz alors que nous sommes dans un restaurant asiatique, Vivien.
- Oh oui. »

Ils se plongèrent dans leur menu, le ventre bourdonnant. Quand ils parurent avoir fini de chercher ce qu'ils voulaient commander, ils posèrent les menus en forme de parchemins et se fixèrent dans le blanc des yeux.

« Ça fait du bien de me retrouver seul avec toi, loin du lycée, avoua Vivien.
- Moi aussi ça me fait du bien. »

Un silence s'installa entre eux, sans qu'ils puissent l'empêcher, des souvenirs de leur adolescence resurgirent dans la mémoire de Vivien. Des moments des plus intimes. Il se dit alors que le corps de Roland avait bien dû changer depuis le temps, il avait pris des muscles et aussi de la confidence. Vivien essaya d'oublier ce qu'il venait de penser et se concentra sur le verre d'eau posé en face de lui. Ce repas s'annonçait chargé en conversations...

« J'aimerais savoir, commença Roland, comment a été ta vie durant ces dix dernières années, si ça n'est pas indiscret de demander. »

Vivien lâcha un rire nerveux, mais avant qu'il ne puisse dire quoi que ce soit, une serveuse vint prendre leur commande. Ils commandèrent le même plat et quand elle fit partie, Vivien avoua :

« J'ai fait ma fac de lettres à Bordeaux et à ce moment-là, le travail m'aidait à... t'oublier. Oublier notre histoire et surtout... ce que je n'ai pas fait. J'en ai eu des cauchemars, je suis resté dans le placard assez longtemps à cause de notre histoire. Puis, avant le concours pour être professeur, j'ai rencontré un gars assez sympa, il m'a aidé à m'assumer, mais souvent, je pensais à toi. Je pensais à toi presque tous les jours, je te voyais partout, dans la rue, au lycée. Un jour, j'ai eu ce gamin dans ma classe, il te ressemblait tellement, alors j'ai changé de lycée, j'ai démissionné, car tous les matins, je te voyais, en quelque sorte. Et je suis arrivé à Jean Monnet, grâce au CPE, Karl, on est amis depuis la fac. Voilà. Ce n'étaient pas les meilleures années de ma vie, contrairement à ce que la plupart des gens peuvent dire.
- Qu'est-ce que la plupart des gens disent ?
- La vingtaine, les études, c'est là qu'on vit sa meilleure vie. Peut-être, j'ai vécu un tas de bonnes choses, mais j'avais trop de remords pour pouvoir m'amuser à 100%. »

Roland ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais la referma immédiatement. Il ne s'attendait pas à de telles révélations de Vivien qui tapait encore plus rapidement du pied.

« Et toi ? demanda Vivien à son ex petit ami, plus par politesse que par curiosité. C'était comment ta vingtaine ?
- Un peu comme la tienne, sauf que j'étais out depuis... l'événement. Je me suis dit que je n'allais pas arrêter de vivre et me morfondre ou avoir peur du monde à cause de ça. Alors, je suis rentré dans une association de jeunes LGBT et je me suis fait quelques amis. J'ai passé mon concours aussi. J'ai traîné dans pleins de lycées et d'universités, puis j'ai enchaîné les boulots différents. J'en ai deux en ce moment. Je suis serveur à mi-temps dans un restaurant vintage. »

  Vivien se sentit tout à coup idiot, il n'avait pas réussi à s'amuser dans sa jeunesse alors que Roland qui avait vécu pire avait réussi à vivre une vie à peu près normale. Leurs plats arrivèrent, mais il n'arriva pas à l'entamer, tandis que Roland coupait déjà son nem. Il avait limite détruit Roland et il revenait comme une fleur, à l'inviter au restaurant au lieu de s'excuser franchement, même s'il l'avait déjà fait. Il tremblait un peu, il n'arrivait pas à tenir correctement ses baguettes.

Ils continuèrent à manger tout en échangeant des banalités, sur les cours, les derniers films qu'ils avaient vus, les derniers livres lus, les infos du moment, si Vivien avait toujours sa collection de vinyles, comment allait les sœurs de Roland, quel était le nom du principal de leur lycée à l'époque...
Vers vingt-deux heures, ils sortirent du restaurant, le ventre plein. La pluie avait recommencé à tomber, par fines gouttes.
Roland se protégeait la tête de son bras, sa capuche de fortune fit de la peine à Vivien qui lui proposa :

« Je peux te ramener, tu es venu en bus ?
- Ouais, ma voiture avait du mal à démarrer.
- Viens, je suis garé pas loin. »

Roland lui esquissa un sourire et le suivit jusqu'à son automobile. Une fois à l'intérieur, ils soupirèrent, enfin à l'abri.
Le professeur d'italien indiqua son adresse à celui d'histoire et ce dernier fila dans les rues sombres.

« Je ne t'ai pas demandé, comment es-tu arrivé à travailler à Jean Monnet ? demanda Vivien en baissant le volume de la radio qui passait une chanson brésilienne.
- Une simple annonce, juste ça. »

Vivien fut un peu déçu, il s'attendait à quelque chose de peu commun.
Une fois arrivés en bas de l'immeuble de Roland, Vivien arrêta le moteur et se tourna vers son collègue. Ils se regardaient, hypnotisés par la lueur de leurs pupilles dans la nuit. Ils ne dirent rien. Le regard de Vivien se baissa vers les lèvres rosées de Roland qui frémirent en le remarquant. Le professeur d'italien mordit sa lèvre inférieure et se pencha vers Vivien qui effectua le même geste. La température était montée et leurs têtes cognaient très fort. Leurs bouches étaient à un doigt de se sceller, mais quelque chose fit sursauter Roland qui se recula d'un bond et s'en fuit en dehors de la voiture à une vitesse impressionnante, en laissant une bonne nuit.

Verlaine cherche RimbaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant