SEIZE

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  — James est tellement adorable, tu ne peux pas imaginer ! s'exclame Emily.
Je ne prends même plus la peine de réagir à ce qu'elle me dit. De toute façon, elle parle toute seule.
  Je pensais que j'avais réussi à échappé à cette phase de l'adolescence où on ne sais plus trop si tout va bien, ou si tout va mal. Où un jour les choses semblent parfaites, puis le jour d'après, en y réfléchissant, on se rend compte qu'en fait cette perfection ne cache que des défauts. Je pensais ne jamais passer par cette période de recherche de soi, où le moindre détail de la vie soulève des tonnes de questions, auxquelles il n'existe souvent pas de réponse.
Pourtant je me rend compte que non. Je n'y échappe pas. Je m'en suis éloigné soigneusement pour qu'au final, tout devienne flou au moment où je m'y attends le moins.
  — Tu m'écoutes ? demande Emily en s'arrêtant net au milieu du chemin.
Je m'arrête à mon tour et me tourne vers elle.
  — Oui. Pourquoi ? dis-je sans grande conviction.
  — Qu'est-ce je disais ?
Elle croise les bras et pince les lèvres.
  — Bon O.K. Je n'écoutais pas vraiment.
Nous recommençons à marcher en silence. Un couple de joggers nous dépasse. Nous passons près du glacier ambulant, envahi par les clients cherchant désespérément un quelconque rafraîchissement dans la chaleur du mois de juin.
Je repense à cette première sortie avec Gaby en voyant cela. Je chasse vite ça de mon esprit et me concentre sur mon après-midi entre amies.
  — Désolée. J'ai la tête ailleurs, dis-je.
  — J'avais remarqué. Qui te retourne le cerveau comme ça, chérie ? répond-elle en me mettant un coup de coude.
Bizarrement, le premier nom qui me vient en tête est Michael. Puis Gaby.
  — Gaby ? enchaîne Emily qui semble lire dans mes pensées.
J'hausse les épaules et plonge mes mains dans mes poches.
  — Je ne sais pas Emily. J'ai l'impression que ma relation avec Michael prend des proportions que je n'avais jamais envisagée, et ça ne me déplaît pas, étrangement. Mais quand j'ai vu le regard de Gaby sur Éden, l'autre jour, j'ai ressenti un truc bizarre. Un truc ressemblant à de la jalousie...
J'avais dit tout ça d'une traite. Moi qui d'habitude parlait si peu, surtout quand il s'agissait d'affaire de cœur. Il se trouve que quand on parle d'affaire de cœur, je n'ai rien à raconter. Ou en tout cas je n'avais.
  — Et bien... Pour une fille qui ne veut pas être en couple, tu as l'air d'y avoir réfléchi, me taquine mon amie.
  — Au lieu de te moquer, dis moi ce que tu en penses! je réplique en riant.
  — Mmh. Je ne sais pas. J'ai l'impression que Gaby te drague, mais il a l'air intéressé par Éden. Du côté de Michael, au moins il n'y a pas de doutes: il en pince pour toi. Et depuis longtemps.
  — Tu crois?
  — Éden. Tu connais Michael: il ne montre jamais rien. Surtout pas ses sentiments. C'est sans doute son côté brute espagnole.
Nous éclatons de rire.
  — Mais quand on le connaît bien comme toi et moi, il est facile de voir ce qu'il ressent, termine Emily.
Michael est mon meilleur ami. Et je n'ai rien vu. J'ai honte. Encore plus en sachant que c'est pour moi qu'il en pince.
  — Qu'est ce que je dois faire alors ? je demande après un silence.
Emily me lance un petit sourire.
  — On est très différentes Aza. Je suis plus du genre à foncer tête baisser. À forcer le destin. Alors que toi, tu laisses le temps filer. Tu attends sagement que la vie t'amène les choses.
Pendant un instant, je ne comprends pas le rapport avec ma question.
  — Tu adores tout savoir et avoir les choses en main. Alors que j'aime l'idée de l'incertitude du futur.
Elle me perd. Qu'est ce qu'elle raconte bon sang ?
  — Je ne suis pas très forte pour les discours philosophiques. Et ça n'a sûrement aucun sens ce que je te raconte. Mais ce que je veux dire c'est que moi, James ou Jordan par exemple, on vit la vie à fond. Alors que Michael et toi, vous vous contentez de la regarder comme un film qui passe à la télé.
  Je fronce les sourcils, ne saisissant pas vraiment en quoi cela m'aide.
  — Ça ne répond pas à ma question, Emily.
  — Je me suis perdue dans ce que je disais.
Je commence à rire silencieusement, et bientôt nous pleurons à chaudes larmes, incapables de nous arrêter de rire. Nous nous allongeons dans l'herbe, les bras sous la nuque et nous regardons les arbres au dessus de nous.
  — Tu n'as toujours pas répondu à ma question. Et ce malgré ton long discours - dont je n'ai pas compris un traitre mot, repris-je après que nous nous soyons calmées.
  — Je veux juste dire que tu dois faire ce que tu fais d'habitude: laisser les choses se faire. Tu verras bien ce qu'il se passe. Ton cerveau ne sais pas vers qui ton cœur penche, et il le découvrira au moment venu.
  — Le cœur ne penche pas. C'est le cerveau qui gère tout, je réplique.
  — « Le cœur a ses raison que la raison ne connaît point. » dit Emily.
Je jette à Emily un regard douteux.
  — Premièrement, je crois que ça n'a aucun rapport avec la situation. Deuxièmement, tu cites du Blaise Pascal, toi?
Emily se met assise, en appui sur les bras.
  — Il y'a des choses intéressantes en cours parfois. La philosophie reste une de mes matières préférées, même si je suis médiocre.
Je ris et secoue la tête.
  — Et puis, si, ça a un rapport: tu as un faible pour Gaby, mais Michael a également une place importante pour toi. Tu es indécise. Et ça, la raison ne peut l'expliquer, enchaîne-t-elle.
Je regarde Emily en fronçant les sourcils.
  — C'est beau, dis-je d'un ton un peu moqueur.
Emily me met un coup de coude et se lève.
  — Je vais rentrer travailler pour l'épreuve de philosophie. C'est dans deux semaines il est temps de s'y mettre non?
Je ris et me met debout à mon tour.
  — C'est toute l'année qu'il faut s'y mettre Emily, pas deux semaines avant les examens.
  — Je t'adore. Mais arrête avec tes phrases d'intellos.
Je lui met un petit coup de coude et nous repartons bras dessus bras dessous.

  En arrivant à la maison, je m'affale sur le fauteuil du salon avec un long soupir. Maman me regarde avec étonnement. Assise à coté d'elle sur le canapé, Eden ne me regarde même pas.
— Je ne veux pas mêler de ce qui ne me regarde pas, mais tu n'as jamais semblé si heureuse après une sortie avec Emily, me dit maman.
— C'est ma meilleure amie! Alors oui on rigole bien et ça me met de bonne humeur, je réplique en renversant la tête en arrière d'un air las.
Maman secoue la tête en souriant et reporte son attention sur le documentaire qui passe. En ce qui me concerne, je jette un œil à Eden. Je ne suis pas une professionnelle du maquillage, pourtant il est visible que son fond de teint et bien trop foncé. Sur les bords de son visage, je distingue quelques parcelles de peau d'un blanc fantomatique. Je fronce les sourcils en voyant son regard vitreux perdu dans le vide. Sous son débardeur à motif marinière, ses clavicules sont saillantes. Les os de ses genoux ressortent même sous le tissu de son jeans. Je n'avais jamais remarqué à quel point elle est maigre.
Je tente d'oublier tout cela et m'installe avec ma mère sur le canapé.
J'ai la sensation de passer à côté de certaines choses. Et je n'aime pas ça du tout.

THESE ARE THE DAYS OF OUR LIVES Où les histoires vivent. Découvrez maintenant