QUINZE

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Je me lève et descends sortir le gâteau du four. Je l'avais presque oublié. Si je disais à Emily que je vais être seule chez moi avec Gaby, elle se ferait probablement des scénarios que je ne préfère pas imaginer. Mais, pour ma part, je ne trouve pas ça ambigüe. Peut-être parce que je suis une fervente partisante de l'amitié homme-femme.
Je m'installe sur le canapé et traîne sur mon téléphone en attendant Gaby.
Quelques minutes plus tard, on sonne. J'éclate de rire en voyant mon ami trempé, ses cheveux blonds collés au front, sa peau rougie par la pluie.
— Ne te moques pas s'il te plaît.
Je continue à rire en refermant la porte derrière lui.
— Je ne pensais pas qu'il allait pleuvoir.
Je secoue la tête et monte lui chercher une serviette et un t-shirt.
— Merci beaucoup.
Il m'adresse un grand sourire éclatant et retire son t-shirt, ce qui me fait me détourner vivement la tête.
— Un t-shirt du... 12ème tournoi de tennis de Minneapolis en 1986. Quel honneur, dit il.
Je me retourne vers lui - juste le temps d'apercevoir son physique de sportif: épaules larges, abdos bien dessinés - et lève les yeux au ciel.
— Tu es venu à vélo ?
— Oui. Je l'ai mis sous l'abri dans la cour. C'est bon?
J'hoche la tête. Et lui fait signe de me suivre.
— Ta sœur est là ?
Est-ce-qu'il est venu pour Éden ? Non ce n'est pas son genre. Tu as l'air sûre de toi. Oui, je le suis.
  — Non, elle est partie tout à l'heure.
Je ressens une pointe de soulagement en voyant qu'aucune once de déception ne traverse son visage.
  — On est tout seuls si je comprends bien ?
— Oui, effectivement.
Nous nous regardons un instant comme deux bêtas.
— Assied toi, ne reste pas debout, dis je en désignant la table et le canapé.
Il va s'asseoir à la table et regarde autour de lui.
— Sympa chez toi, dit-il quand je pose le gâteau sur la table.
Je lui pose une part sur une assiette et m'installe en face de lui. Il regarde par la fenêtre derrière et moi et rit.
— Heureusement qu'on est pas dehors.
En effet, l'orage gronde.
— C'était sympa hier. J'espère qu'on pourra refaire ça, continue-t-il.
— Je pense que on le refera oui.
— D'ailleurs, je voulais te le dire hier,mais je n'en ai pas eu l'occasion: c'est gentil de ta part d'avoir emmené Éden, dit-il avant de mordre dans sa part de fondant.
— Elle est seule ici depuis un mois. Ça me faisait de la peine, dis-je en haussant les épaules.
— Tu ne peux pas nier que c'est une fille cool, ta sœur.
Je fronce les sourcils, un peu malgré moi.
— Qu'est-ce que tu en sais?
— On a discuté hier, quelques minutes.
Je m'adosse au dossier de ma chaise en soupirant.
— Tu ne sais pas qui elle est vraiment. Personne ne sait.
Il me regarde avec un air interrogateur.
— Elle est très différente de ce qu'elle était à l'époque. Et en un mois, ma mère et moi n'avons presque rien appris sur elle. Éden est un coffre fort, Gaby.
Il se lève pour débarrasser son assiette que je lui prends des mains. Il me suit à la cuisine et une fois nos assiettes dans l'évier, je me tourne à nouveau vers lui.
— Aza, ta sœur a beau avoir fait je-ne-sais-quoi dans le passé, au moins elle est là, elle.
  — Pourquoi "elle"?
Gaby soupire et s'adosse au plan de travail.
  — Je préfère pas... Enfin, rien laisse.
J'hoche la tête. C'est sûrement privé. Il n'a aucune raison de me dire quoi que ce soit.
Pendant quelques instants, je vois son visage s'assombrir.
  — Est-ce que tu joues d'un instrument? demandais-je pour changer de sujet.
Aussitôt, son visage redevient souriant et il secoue la tête.
  — Non, mais tu joues du piano toi? Je me trompe?
  — C'est ça. J'ai mes examens bientôt d'ailleurs.
Il me regarde avec un sourire en coin.
  — Tu me jouerai un morceau ?
J'aquiesce et lui fait signe de me suivre. Nous montons à l'étage, et à peine entrer dans ma chambre, il s'assoit sur la chaise de bureau. Il passe son regard sur tout les posters de Queen, sur les guirlandes, puis sur mon lit, mon piano, encombré de mille et une partitions en vrac.
  — Sympa ta chambre, dit-il.
Puis il montre le piano du menton.
  — Je suis tout ouïe.
Je m'installe sur mon tabouret et place le pied près de la pédale. Mes mains se placent au dessus des touches, en suspens, et je commence à jouer les premières notes de Nocturne op.9 n.2 de Chopin. Pendant les quelques minutes que dure le morceau, j'oublie ma chambre, j'oublie le regard de Gaby rivé sur mon dos, et je me laisse porter par la douceur de la musique.
Quand le morceau se termine, je me retourne vers Gaby, qui m'applaudit en souriant.
  — Magnifique. Tu devrais devenir pianiste professionnelle, Aza.
Je lève les yeux au ciel et me lève pour m'asseoir sur mon lit, en face de Gaby. Nous nous regardons un moment sans rien dire. Je n'arrive pas à détacher mon regard de ses yeux bleus, de ses tâches de rousseur. Ça s'appelle l'amour ça. Chut. Ne gâche pas le moment. Peut importe le nom qu'on lui donne. C'est beau.

  Plus tard dans l'après-midi, tandis que nous jouons comme deux enfants à Mario Kart Wii , Eden apparaît dans le salon.
  — Salut, dit-elle timidement en voyant Gaby.
Celui-ci lui lance un large sourire - dont j'aurai presque pu être jalouse - et lui tend une manette.
  — Viens jouer avec nous!
Le visage de ma sœur s'éclaire, et elle va s'asseoir dans le fauteuil.
Plusieurs fois pendant la partie, je surprends le regard de Gaby tourné vers Eden. Elle va tout te voler, je t'avais prévenue. Non, non, il a juste voulu être sympa avec elle. Tu n'y crois pas toi même Aza.
Je reporte mon attention sur le jeu au moment ou je franchis la ligne d'arrivée en dernière place. Eden et Gaby, sont deuxième et troisième. Ils se tapent dans la main en riant.
Je me lève en soupirant et vais à la cuisine nous chercher un verre d'eau.
Gaby me rejoint et se plante à côté de moi. Je lui lance un regard interrogateur.
  — Je suis désolé, je ne savais pas que tu ne voulais pas que ta sœur joue avec nous.
Je fronce les sourcils: de quoi parle-t-il?
  — Ça ne me dérange pas du tout ! Pourquoi tu dis ça?
Il hausse les épaules.
  — Je ne sais pas. Tu as l'air tendue et nerveuse depuis qu'elle est là.
Les gens lisent en moi comme dans un livre ouvert et je déteste ça.
  — Rien à voir.
Je le contourne pour retourner m'asseoir, même si je n'ai plus le cœur au jeu.

  Plus tard, une fois Gaby parti et Eden dans sa chambre, je sors sous le préau et compose le numéro de Emily. J'ai envie de parler à quelqu'un de ce que je ressens, histoire de mettre un peu d'ordre dans tout ça.
Une sonnerie, deux sonneries, trois sonneries. Répondeur.
Je me laisse glisser le long du mur, assise dans les graviers, la tête en arrière.

En y réfléchissant bien, je crois que ce qui me gêne dans tout ça, c'est de ne pas pouvoir mettre de mot ni sur ma relation (que je ne qualifierai pas d'ambigüe, mais un peu quand même) avec Gaby, ni sur mes sentiments envers lui.
Mon caractère prudent m'avait pendant dix-sept ans éloigné de ce grand monde à part qu'on aurait tendance à appeler Amour. Et pourtant aujourd'hui, j'ai l'impression de mettre un pied dans cet inconnu. Mais l'inconnu me fait peur, et le grand monde de l'amour est différent pour chacun. Qui pourra me dire ce qui se cache dans tout cela? Moi, certainement. J'ai l'impression que cet inconnu n'est constitué pour que d'incertitudes successives.
Je repense au regard profond comme l'océan de Gaby et je me dis qu'il y'a une certitude dans tout ça: peu importe ce qui se cache dans cette inconnu, il y a là dedans une part de lumière et de beauté, qui même si elle n'a pas de nom, reste une des plus belles choses que j'ai ressenti.

THESE ARE THE DAYS OF OUR LIVES Où les histoires vivent. Découvrez maintenant