ONZE

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J'arpente les rues du centre-ville, les yeux perdus dans les vitrines des magasins, le cœur léger.
Il me reste un peu moins de vingt minutes avant mon rendez-vous avec Gaby.
À vrai dire je n'aime pas utiliser le terme de rendez-vous. Disons simplement qu'on se retrouve. Je me dirige lentement vers le parc, la tête vide. Ça fait du bien de ne pas penser à Eden. Même si je fais tout pour ne pas penser à elle, elle occupe mes pensées plus que je ne le voudrais. Je ne peux pas dire que sa présence est gênante: elle ne fait aucun bruit, ne demande jamais rien. Si je ne la croisais pas de temps en temps dans la maison, la vie serait exactement comme avant qu'elle n'arrive. Mais ce n'est pas le cas: ma sœur est bien là, et la vie n'est pas comme avant.
J'arrive au "rendez-vous" quelques minutes en avance. Gaby est déjà là, debout contre le grillage qui entoure le parc. Il ne m'a pas vu. Instinctivement, je ralentis et l'observe un instant. Est-ce une bonne idée ? Et pourquoi ça n'en serait pas une ? Je ne sais pas... Alors VAS-Y ! Je traverse la route tout en l'analysant. Il porte un t-shirt noir et un short jaune, ses cheveux blonds comme le blé se confondent avec sa peau pâle. Ses yeux bleus clairs ressortent dans la clarté de cette fin de journée, lui donnant un air indéniablement irrésistible. Ça y est, on est repéré. Je reprends mes esprits et remarque qu'en effet il s'avance vers moi.
  — Je suis venu en avance de peur d'être en retard... J'ai bien fait je crois, me lance-t-il.
  — Effectivement.
Nous restons plantés l'un en face de l'autre ne sachant pas vraiment comment se saluer.
  — On va dans le parc ? me propose-t-il.
Je fais une imperceptible grimace en voyant la foule qui s'y presse, mais acquiesce. Après tout, il vaut mieux qu'il y est du monde autour. Ça sera peut être moins embarrassant si nous n'avons rien à nous dire.
Nous nous mettons à marcher côte à côte - à une distance raisonnable l'un de l'autre bien entendu. Au loin devant nous, le soleil se couche lentement. Les enfants slaloment autour de nous, comme si nous étions invisibles. J'ai l'impression que nous le sommes vraiment. Après tout, nous ne faisons pas attention au gens qui nous entourent, et eux ne s'occupent pas de nous non plus. C'est étrange de se dire que des dizaines de personnes peuvent être si proches sans se préoccuper les unes des autres.
Je ne sais pas pourquoi, mais ma bouche s'ouvre d'elle même pour faire part de cette réflexion à Gaby. Il regarde un instant autour de lui, semblant méditer ma remarque, puis me regarde avec un air intéressé.
  — Je n'avais jamais vu les choses sous cet angle... Tu as raison.
Il marque une pause, et je remarque qu'une petite ride se forme entre ses sourcils tandis qu'il réfléchit.
  — C'est triste, tu ne trouves pas ? Qu'on habite les uns à coté des autres sans vraiment cohabiter, reprend-t-il.
  — Oui, en effet.
Nous continuons à marcher et finissons par nous éloigner du chemin principal. Ici, se sont en majorité des joggeurs, ou des personnes âgées qui se promènent. C'est plus calme, plus agréable.
Nous passons près de la camionnette d'un vendeur ambulant. Une petite fille croque à pleines dents dans une glace à la fraise, tandis que sa mère, assise en face d'elle, boit un café en regardant sa petite avec amour. Pendant un court instant, cela me remémore les moments que je passais avec ma mère, petite, quand nous faisions de petites ballades comme celles ci, qui se terminaient toujours par une friandise ou une pause, couchées sous un arbre.
  — Tu veux quelque chose ?
La voix de Gaby me sort de mes pensées. Il m'indique la camionnette du menton tout en sortant son porte-monnaie. Je sors le mien et m'avance vers le petit vendeur.
  — Laisse. C'est pour moi.
Je lui adresse un petit sourire.
  — O.K. Une gaufre au sucre alors, s'il-te-plaît.
Il revient un moment plus tard avec deux gaufres au sucre.
  — On sera plus au calme dans l'herbe, là-bas. Non ?
J'hoche la tête et le suis dans l'herbe un peu haute. Cette partie du parc est moins fréquentée mais aussi moins entretenue. Nous nous installons au calme sous un haut chêne, adossés au tronc. Le soleil, encore haut dans le ciel, nous éclaire de rayons chauds, l'herbe nous chatouilles les chevilles, les odeurs sucrées de nos gaufres nous mettent l'eau à la bouche et nos souffles calmes ont quelque chose d'apaisant.
  — Je peux te dire quelque chose ? me dit-il entre deux bouchées.
J'acquiesce en prenant un air faussement méfiant.
  — Tu es encore plus jolie qu'il y a trois ans.
J'éclate de rire, faisant voler tout le sucre glace de ma gaufre.
— Pitié, rappelle moi que je dois enlever cette photo de mon mur.
Il sourit et hoche la tête.
  — C'est dommage de l'enlever non? Instagram c'est un peu comme les albums photos qu'avaient nos parents. Ça garde les souvenirs.
  — Au vu de mon taux d'activité sur ce réseau, le seul souvenir de ma vie sera donc à jamais un selfie de moi et ma meilleure amie, pris avec son premier téléphone, lors d'une sortie à la ferme au collège, dis je.
  — Attends. Une sortie à la ferme au collège ?
Je lève les yeux au ciel.
  — Il y avait un sérieux manque de budget dans ce collège.
Nous rions en même temps, puis finissons nos gaufres en silence. De temps en temps je jette un œil vers lui. Nos regards se croisent, puis s'évitent, pour inévitablement revenir l'un vers l'autre. Une véritable course poursuite. Au bout d'un moment il s'allonge et croise ses mains derrière son cou. Je m'étale à quelques centimètres de lui, et nous regardons le ciel fragmenté au travers des branches.

Je risque un petit regard vers lui. Ses bras fins et musclés, ainsi que son visage son couverts de tâches de rousseur. Il se redresse soudain sur les coudes et me regarde avec un petit sourire.
  — Quoi ? demandais je en lui lançant un regard interrogateur.
Il sort son téléphone et ouvre l'appareil photo. Il commence à photographier tout ce qu'il y'a autour de nous: l'herbe, les fleurs, le chemin, le ciel et les feuilles, puis il prend une photo de lui. Il prend fait mine de prendre un selfie mais je tends le bras en riant.
  — À quoi tu joues?
  — Je prépare de quoi remplir ton album photo.
Je secoue la tête en riant.
Il s'allonge à nouveau près de moi, et nous restons là encore un moment, à parler de tout et de rien. Quand le soleil commence à disparaître derrière l'horizon, nous ne bougeons pas. Le temps semble suspendu. Tout est invisible. J'ai la sensation que nous sommes coupés du monde.
Et pendant un moment de silence, une pensée me vient à l'esprit, et pour une fois, je ne peux pas la contredire.
C'est ça, vivre.

THESE ARE THE DAYS OF OUR LIVES Où les histoires vivent. Découvrez maintenant