VINGT QUATRE

18 2 5
                                    

J'entre dans l'hôpital en courant, maudissant mes talons. Emily me suit comme elle peut avec ses chaussures.
— Éden Roberts, dis-je sans détour à la secrétaire.
Elle consulte son ordinateur pendant un instant qui me paraît une éternité, et m'indique comment me rendre dans les salles de réanimation.
Le simple nom de la salle me fait froid dans le dos.
Emily marche à côté de moi dans le couloir, ses talons à la main. Étant donné que je ne suis pas venue avec ma voiture à la soirée, elle s'est immédiatement proposé pour m'accompagner.
De toute façon je n'aurais pas été en état de conduire... Imaginer ma sœur, fragile, sur un lit d'hôpital, branchée à des machines terrifiantes, me donne d'horribles frissons.
Quand nous arrivons en haut de l'escalier où sont indiquées les salles de réanimation, Emily pose une main sur mon épaule pour m'arrêter.
— Je te laisse là...
Elle désigne le bout du couloir du menton et s'en va.
Ce qu'elle désignait été en réalité ma mère, penchée en avant sur une chaise, les coudes sur les genoux et le visage dans les mains. Même de loin, je vois son corps frêle secoué de sanglots.
Si jusqu'ici j'avais marché au pas de course, je me retrouve tout à coup tétanisée. Incapable de bouger.
Où est passée ma vie tranquille ? Sans tourments ?
Je tremble de tout mon corps, incapable d'esquisser le moindre geste. Des scénarios d'horreur me viennent à l'esprit: ma mère qui m'annonce le décès de ma sœur que je viens à peine de retrouver; Éden, le teint jaunâtre et le corps de marbre; Ma sœur qui agonise sous mes yeux, alors qu'elle rassemble ses forces pour me faire part de ses dernières volontés.
Rien que d'imaginer ça, je me sens défaillir. Mes jambes se dérobent sous moi, et je parviens de justesse à me rattraper à une des barres qui longe le couloir.
— Mademoiselle ?
Une main qui se pose dans mon dos me ramène à la réalité.
Je me redresse et me tourne pour faire face à une infirmière qui me regarde avec un air inquiet. En voyant mon visage, son expression change pour exprimer une légère pointe d'étonnement.
— Vous êtes la sœur d'Eden Roberts ? Je me trompe ? demande-t-elle.
Le simple fait d'entendre son nom me fait l'effet d'un coup de poing.
Je hoche la tête pour répondre à la question.
— Ma mère vient de m'appeler. Comment va-t-elle ?
La question franchit mes lèvres sans que je le veuille. Je regrette aussitôt. J'imagine déjà l'infirmière m'annoncer que ma sœur n'est plus. Je ferme les yeux, attendant la mauvaise nouvelle.
L'infirmière pose une main bienveillante sur mon épaule.
— Elle est faible. Très faible. Et son état va continuer de se dégrader.
Je rouvre les yeux et voit le regard plein de compassion de la femme.
« Son état va continuer de se dégrader. »
La phrase me fait froid dans le dos. Les larmes me montent aux yeux.
— Combien de temps ?
Ma voix n'est plus qu'un murmure.
Le regard de l'infirmière s'assombrit.
— Une heure, tout au plus.
Les larmes roulent sur mes joues, sans que je puisse les arrêter. J'ai l'impression que le monde s'arrête de tourner. Que tout se fige autour de moi.
Je sors de ma torpeur quand j'entends ma mère pousser un cri désespéré.
Je me tourne d'un bond et voit une infirmière poser sa main sur son épaule et s'éloigner.
J'avance doucement vers elle, toujours en pleurant en silence. Son chagrin brise mon cœur un peu plus.
Je n'ai jamais vu ma mère en proie à un tel désespoir.
Je m'assois à côté d'elle, doucement, et pose ma tête sur son épaule.
Elle sursaute et en m'apercevant, puis me serre dans ses bras. Ses pleurs redoublent.
— Elle veut nous voir Aza. Je ne peux pas. Je ne peux pas.
Je lui caresse le dos, incapable de répondre.
Après un instant, je me redresse et prend ma mère par les épaules.
— Il faut y aller, maman. On ne sait pas quand...
Je ferme les yeux, incapable de finir ma phrase.
Elle hoche la tête et essuie ses yeux, tentant vainement de reprendre le contrôle.
Quand nous approchons de la porte, je me rends compte que je ne sais même pas de quoi ma sœur va mourir. Je me gifle mentalement : on s'en fout. Elle va mourir, c'est tout.
Ma mère s'arrête.
— Vas-y. Vas-y Aza. Dis lui que je viendrais après toi.
Je fronce les sourcils. Ma mère, infirmière, est en contact avec la mort tous les jours. Elle ne va quand même pas se défiler face à sa fille...
J'hoche la tête: je luis fais confiance. J'entre en prenant soin de refermer derrière moi.
La chambre est petite, d'un blanc immaculé, sans fenêtres. Les uniques meubles sont toutes ces machines qui émettent des bip de toutes parts et le lit.
Je manque de me remettre à pleurer quand je vois ma sœur, pâle, les yeux clos. Sa poitrine se soulève et s'abaisse lentement au rythme de sa respiration.
Elle est couchée parfaitement droite, la couverture recouvre son corps frêle. Ses mains reposent à côté d'elle. Je frissonne à la vue de la perfusion dans son bras et des tubes d'oxygènes sous son nez.
Je m'assois sur l'unique chaise près du lit et pose délicatement ma main sur la sienne.
Elle ouvre doucement les yeux, et tourne lentement la tête vers moi, ce qui lui arrache une petite grimace.
— Éden je...
— Chut.
Je m'exécute.
— Il faut que t'expliques tout. Tout depuis le début.
  Sa voix n'est qu'un rauque murmure, interrompue par une violente quinte de toux. Voir son corps ainsi secoué, sa grimace de douleur, et moi, impuissante... c'est insupportable.
Elle marque une pause, respire.
— Je suis atteinte d'un cancer depuis mes 7 ans.
...
C'était ça. Les malaises, les quintes de toux. Ce matin même encore ! Je m'en veux tellement de n'avoir rien remarqué.
La révélation tombe comme une pierre sur mon cœur déjà fragile. Je resserre ma main autour de la sienne, incapable de répondre quoi que ce soit.
— Au début ce n'étaient que qu'une tumeur sur les intestins. Opération, chimiothérapie...
Cette fois je l'interrompt :
— Comment diable est ce possible que maman et moi n'avons pas été au courant ?
Les yeux d'Eden se ferment, ses sourcils se froncent, comme si se rappeler de cette époque était difficile. C'est le cas. Sans aucuns doutes.
— Aza... À l'époque, j'ai choisi de suivre papa parce que c'est avec lui que je m'entendais le mieux. Voir que vous ne me reteniez pas... Ça a déclenché... une colère en moi qui a durée des années.
Une nouvelle quinte de toux la secoue, et elle reprend:
— Je vous en voulez tellement. Alors quand je suis tombée malade et que papa ma tendu le téléphone pour que je vous parle, j'ai pété les plombs. Ma colère contre vous, ajoutée à cette foutue maladie...
J'hoche la tête. Je comprends mieux maintenant. Je me sens tellement idiote de l'avoir détesté pour ce qu'elle nous avait crié ce fameux jour au téléphone.
— Ce n'est pas qu'on ne voulait pas te retenir, quand vous êtes partis. J'ai voulu, je te le jure. Mais maman connaissait ton caractère de cochon : jamais tu n'aurais changé d'avis.
Eden esquisse un sourire qui approuve mes propos. Elle reprend son récit :
— J'ai été en rémission pendant quelques mois, puis nous avons découvert, du jour au lendemain, que j'avais plein de début de tumeurs, partout. Les médecins ne comprenaient pas comment c'était possible. Mais surtout, ils ne voyaient aucun moyen de guérir ça.
Elle soupire et ferme les yeux.
— Les tumeurs n'ont quasiment pas évoluées pendant 6 ans, jusqu'à l'an dernier.
— Mon état s'est dégradé d'un coup. Je n'allais plus au lycée. Je passais mon temps en chimiothérapie, ou bien à la maison, à bout de force. Inutile de te préciser que ma santé mentale, à l'instar de ma santé physique, était au plus bas. À mon cancer s'ajoutait une dépression.
Un frisson d'horreur me parcourt.
« Tu ne sais pas ce que j'ai vécu. »
Oh mon Dieu Eden. Non je ne savais rien. Et j'étais loin de m'imaginer des choses de cette ampleur.
— J'avais perdu mes cheveux, j'avais perdu toute force physique, j'avais perdu le goût de vivre. Mais un jour par un pur miracle qu'une fois de plus, aucuns médecins ne pouvaient expliquer, les tumeurs se sont résorbées. Pas entièrement, bien sûr, mais j'ai retrouvé un peu de force, repris un peu de poids et repris un semblant de vie normale.
Le sourire qui apparaît sur ses lèvres s'efface rapidement.
— Je savais que ça ne durerait pas... Pendant les longs mois que j'ai passé à dormir, à souffrir, j'ai réfléchi. Beaucoup. À beaucoup de chose. Un jour je me suis rendue compte que j'allais mourir. Bientôt. Mais je ne pouvais rien y changer. Personne ne le pouvais. J'ai décidé que je voulais mourir la conscience tranquille, et ça commençait par me réconcilier avec toi et maman. Tu connais la suite. Je suis venue chez vous et... Aza, je ne vous remercierai jamais assez pour votre bienveillance envers moi, alors que je vous ai rejetées pendant dix longues années. Je m'excuse. Pardonnez moi. Pardonne moi et je mourrai la conscience tranquille.
Sa voix n'est plus qu'un souffle, des larmes roulent doucement sur ses joues pâles.
Moi aussi je me remets à pleurer, sans pouvoir me contrôler.
  — Je te pardonne Éden. Je te pardonne tout. Moi aussi je m'excuse. Parce que contrairement à ce que tu penses, moi aussi j'étais en colère contre toi.
  — On est quitte.
Elle resserre ma main et au milieu de ses larmes elle sourit.
  Maman nous rejoint à ce moment là, mais ne demande aucunes explications à propos des larmes qui inondent nos visages. Éden ne raconte rien à maman. Je l'ai sentie faiblir au fur et à mesure de son récit. Alors nous nous contentons de nous tenir la main, en silence et en pleurant. Incapables de dire quoi que ce soit.
Eden, rassemblant ses dernières forces nous murmure doucement :
  — Je vous aime. Et je vous suis tellement reconnaissante pour tout ce que vous avez fait. Je vous aime.
Eden, s'endort doucement, un sourire serein sur les lèvres.
Moi aussi je t'aime.

THESE ARE THE DAYS OF OUR LIVES Où les histoires vivent. Découvrez maintenant