Chapitre 14 partie 2: Madeleine

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La grande porte en bois massif grinça et le vent s'engouffra aussitôt dans le manoir, la pluie déchaînée giflant nos visages avec brusquerie. La lumière de l'entrée se déroula sur les pavés inondés de la cour en un tapis doré menant tout droit au Catalyseur. Trempé et grelottant, il attendait derrière la grande grille en fer forgé. Son menton se souleva légèrement, dévoilant un regard las et suppliant.

Hadriès appuya sans attendre sur le loquet d'ouverture et la jeune fille s'engouffra dans la cour d'un pas hésitant.

Nous étions tout les trois démunis, incapable d'agir de peur qu'elle ne prenne la fuite et ne change d'avis. Tant qu'elle n'avait pas franchis la maison, nous craignons encore qu'elle ne fasse demi-tour et prenne ses jambes à son cou.

Penaude, elle gravit les quatre marches qui nous séparaient encore et s'immobilisa devant nous.

-Bienvenue, Alexie. S'exclama Hadriès, avec politesse. Allons nous réchauffer devant la cheminée.

La jeune fille au regard de glace leva enfin les yeux, nous détaillant avec autant de curiosité que de méfiance. Autant d'espoir que d'inquiétude. Elle se contenta de hocher la tête aux paroles du songeur, et alors, d'un seul et même mouvement, nous nous décalâmes tout les trois, lui frayant un passage jusqu'à l'étage. Sophie ferma la porte à double tour derrière elle, réactivant discrètement la protection magnétique du manoir, que mes pères avaient alors élaborée il y avait de cela dix ans. La plupart des mages avaient fait appel à cet enchantement dès les premiers meurtres commis par les chuchoteurs. Tout les foyers étaient doté du voile protecteur. Il n'empêchait pas les visites. Il filtrait seulement les âmes corrompues et criminelles, leur refusant l'entrée. Même si les lieux publics avaient fermés leur porte, comme l'Académie ou la grande assemblée, quelques enseignes privées, avaient elles, survécus grâce à cet enchantement, assurant à la clientèle protection et sécurité. C'était le cas de Sophocle, l'un des clubs mage les plus en vogue de Moonstone. L'endroit préféré d'Hadriès, dans ses moments de dépravation. Pour notre foyer, Zed était le seul être impur à qui nous avions autorisé une dérogation. Et à cet instant, je craignais de le regretter.

La Senssaïr en devenir gravissait prudemment les escaliers menant au premier étage, Hadriès à sa suite. Son look était des plus masculin et négligé. Elle portait des vêtements beaucoup trop amples pour elle, ne laissant rien deviner de sa silhouette. De dos, j'aurai pu aisément la confondre avec un jeune homme, sa chevelure dissimulée sous une capuche trempée. Sa démarche était tout aussi nonchalante, elle manquait de grâce et d'élégance. Pour une confectionneuse comme moi, coquette et soignée, je ne pouvais m'empêcher de déplorer un tel gâchis.

Une fois dans le salon, Hadriès installa la fille près du feu et Sophie se précipita dans sa chambre pour lui apporter une couverture chaude. Le catalyseur portait un sac de toile à bout de bras, trempé lui aussi, et le posa sur le tapis persan sous le regard horrifié du songeur. Hadriès était certes susceptible, mais surtout maniaque. Et bien que le mobilier appartienne à mes pères, il détestait le désordre et la saleté.

Lorsque Sophie revint quelques secondes plus tard, Hadriès avait repris sa place sur son canapé de velours quand moi je préparais du thé dans la cuisine attenante. D'où j'étais, je pouvais aisément observer la fille, sans risquer l'indiscrétion. Mais elle ne laissait rien paraître. Son visage à demi caché arborait une expression neutre et son corps ne trahissait rien de ses sentiments.

Nous nous montrions tous les trois prudents. Sophie déposa sur les épaules de la Senssaïr la couverture épaisse que mes pères avaient rapporté d'un voyage au soudan. Elle lui donna tout à coup meilleure mine. Comme si cet arc-en-ciel de couleurs réveillait enfin les siennes. C'est à cet instant, qu'elle décida d'abaisser sa capuche. Une longue chevelure noire ondulée s'écoula le long de ses épaules, avant d'atterrir dans le bas de son dos. Elle était jolie. D'une beauté naturelle charmante, dont j'étais persuadée qu'elle n'avait pas conscience. La pièce était baignée de silence et chargée d'électricité. Seul le sifflement de la bouilloire sur le feu et le tintement du briquet d'Hadriès troublaient le calme. Le plafond du salon craquelait silencieusement en réponse à mon état d'impatience extrême. J'aurai voulu me précipiter vers elle, et la prier de bien vouloir intégrer le cercle, mais je m'ordonnais le calme et la patience. Aussi, volontairement, non sans difficulté, je prenais mon temps pour sortir un plateau d'argent, puis des tasses en porcelaine, remplissant chacune d'elles d'eau brûlante aux parfums de sauge et de jasmin.

Tout le monde m'attendait, je le savais. Alors je revins enfin, les bras chargés, déposant le plateau sur la table basse, avant de m'asseoir à mon tour sur la banquette, au côté de Sophie. La Senssaïr nous faisait face, assise en tailleurs dos au feu, et j'aurai juré voir fleurir un sourire au coin de ses lèvres en guise de remerciements.

-Sers-toi, ça te fera du bien. Murmurai-je à son attention. Tu devrais également goûter aux pâtisseries. Elles viennent de Zed. Enfin, il les avaient faites. Enfin...

-Je suis Sophie ! Intervint la sage, à mon plus grand soulagement.

Sophie se leva tout à coup, et pris la peine de lui servir une tasse avant de la lui tendre. La Senssaïr lui sourit et pris la parole pour la première fois.

-Alexie...

-On le sait... Repris-je enfin, avalant quelques gorgées de tisane. Moi, c'est Madeleine. Hadriès nous a parlé de toi.

-Vous cherchez un nouveau colocataire? C'est ça ? J'ai un travail, enfin, il paye pas très bien mais... Mon appartement est saccagé, je... Je n'ai plus d'endroit où vivre. Je crois que je suis prête à tout pour avoir un toit.

Cette dernière phrase fit sourire Hadriès, qui ne loupa pas l'occasion pour intervenir.

-Alexie, ravie de te revoir. La proposition tient toujours, elle n'a pas bougé en deux jours.

Le catalyseur soupira de soulagement, ce qui était plutôt bon signe. Nos tentatives pour le mener jusqu'à nous avaient porté leurs fruits. J'aurais voulu me sentir coupable d'un tel acte, au moins un peu, mais je n'éprouvais que de la satisfaction. J'étais prête à tout pour revoir Zed, même si cela demandait de détruire les espoirs d'une jeune orpheline. Hadriès, Sophie et moi n'avions peut-être pas joué cette partie à la loyale, mais ce que nous lui offrions n'était pas des plus ingrats. Nous étions prêts à la payer plus que nécessaire et à lui offrir une chambre bien à elle. Le procédé pour la faire céder était lâche et abject, mais il en dépendait de la survie de Zed et de la destruction de l'ombre.

La Senssaïr releva fièrement le menton, arborant cette fois une expression culottée. Elle dévoilait là une facette nouvelle, bien loin de la jeune fille effacée et solitaire . De son regard exhalait défit et audace. Et j'aimais ça.

-La contrepartie alors, Hadriès, quelle est-elle ?

Sophie ria discrètement, braquant ses yeux malicieux dans ceux du songeur. Hadriès, lui, retenait son amusement. Son expression n'avait pas changé, seuls ses iris brillaient d'une lueur fourbe.

La contrepartie allait changer sa vie à jamais. Et je n'étais pas sûre de pouvoir le lui annoncer.

-Que tu travailles pour nous. Enfin... Pour être tout à fait exact, que tu travailles avec nous.

Alexie observait Hadriès avec méfiance. Les sourcils froncés et les lèvres pincées, elle semblait chercher un quelconque indice sur nos visages indéchiffrables.

-C'est illégal ? C'est ça ?

-Non.

-Alors quel est ce travail ?

Le rire d'Hadriès, doux et sincère, emplit la pièce, avant qu'il ne réponde enfin :

-Du baby-sitting on va dire...

Le Cercle de MoonstoneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant