Un matin de juin, M. Jean, notre professeur de diplomatie, nous annonça avec son flegme habituel que nous allions faire une sortie scolaire.— La plupart d'entre vous ne s'étant jamais rendus à Selliasrev, la capitale de l'Empire de Yalforev, il est convenu que nous allions rendre visite à l'empereur et l'impératrice. Qu'avez-vous encore, Alphonse ? Se tenir la bouche ouverte de la sorte est contraire à toute étiquette !
— Ils ne sont pas censés être des gens importants ? demandai-je avec surprise. Je veux dire on va leur vendre visite comme ça, juste pour le plaisir de les voir ?
M. Jean me jeta un regard parfaitement méprisant.
— Certes, ce sont des gens importants, mais s'il arrivait par un malheureux hasard que vous succédiez au Mage Rouge, jeune homme, vous le serez également. Je vous signale au passage que même si l'un d'entre vous seulement accédera à ce poste prestigieux, vous êtes tous destinés à des fonctions essentielles au sein du Royaume de L'Apô-ny. Il faut donc vous préparer à rencontrer les plus hauts responsables de l'Empire. Nous n'y allons donc pas « juste pour le plaisir », même si je dois avouer que les gâteaux qui m'ont été servi la dernière fois que je me suis rendu au palais impérial était tout bonnement succulents...
Ses yeux bleus se firent rêveurs au souvenir de ces friandises.
Garlick se racla la gorge et notre professeur secoua sa tête blonde pour retrouver ses esprits.
— Qu'étais-je en train de dire ?
— Vous parliez du voyage à Selliasrev, rappela aussitôt Prolff, qui ne perdait décidemment pas une occasion de se faire bien voir.
— Merci mon jeune ami ! Je voulais donc dire : faites vos bagages dès ce soir ! Nous partons demain au lever du soleil !
— Mais... demain c'est samedi ! protestai-je, m'attirant un regard exaspéré de Prolff. C'est le week-end ! L'un des seuls jours où l'on peut dormir en paix !
« Et c'est aussi l'un des seuls jours où je peux voir Jade » songeai-je avec déception. Dire que je n'avais aucun moyen de la prévenir que je ne pourrais pas venir la voir ! J'imaginais sans peine la déception qui marquerait son visage, expression même de la solitude dans laquelle je l'abandonnais chaque fois que je rentrais à la forteresse...
Mais M. Jean fit la sourde oreille et fixa un rendez-vous à six heures trente devant la forteresse. Il paraissait tout excité à l'idée de revoir la capitale de l'Empire.
Pour ma part, j'étais bien moins excité, mais je me retrouvai tout de même debout à six heures du matin, grelottant sous la neige qui tombait à gros flocons (l'hiver ne finissait jamais, ici ! On était en juin quand même !). Inutile de préciser que j'étais d'une humeur particulièrement massacrante.
M. Jean nous fit monter un par un dans l'aéromachinchose L'Apô-ny Airways que j'avais déjà utilisé, et dans lequel avaient été installés bien plus de fauteuils que la dernière fois que j'y étais monté. Je fus surpris de découvrir que, mis à part le Mage Rouge, tous nos professeurs nous accompagnaient à Selliasrev.
— Je n'allais tout de même pas manquer une occasion de monter à la capitale ! me confia Mme Mushi, la professeure chargée de l'option couture et tricot à laquelle étaient inscrits presque tous mes amis, qui gravissait péniblement derrière moi les quelques marches pour pénétrer dans le jet.
Mme Mushi était une petite vieille femme toute ronde, qui passait son temps à gâter ses élèves et à leur répéter qu'ils étaient des génies... Ils passaient donc leurs cours de tricot à manger des gâteaux et à se faire dorloter. Je jetai un petit coup d'œil en direction de Mme Ganglion, qui se tenait à l'écart près du jet, droite et sèche comme un vautour empaillé, et je regrettai pour la millième fois au moins d'avoir pris l'option pliages en papier ! Moi qui pensais être tranquille au moins une heure par semaine... Mme Ganglion me foudroya du regard d'un air si terrifiant que je me cognai violemment la tête contre le la porte du jet, qui était très basse. "C'est seulement sa façon de dire bonjour " songeai-je en titubant pour rejoindre Garlick. Mais le siège à côté de mon ami était déjà occupé par Eleana, et je dus m'assoir entre M. Héma et Mme Ganglion. Les deux personnes au monde les moins susceptibles de s'entendre...
Pendant l'heure que dura le voyage (pour un végicule magique, qu'est-ce qu'il se traîne !), M. Héma fit hommage à sa réputation de type farfelu, et me raconta des tas d'histoires très amusantes, dont celle d'un mage qui avait tenté d'échapper à la gravité et qui avait dû passer le reste de sa vie accroché avec une corde pour ne pas s'envoler... Pour quelqu'un qui avait fermement prétendu avoir le vertige le premier jour de l'année, le professeur ne fut pas gêné de passer la quasi-totalité du voyage le nez collé au hublot, faisant sans arrêt des commentaires sur le paysage qu'il apercevait, au grand désespoir de Mme Ganglion qui voulait dormir. En fait, il me faisait penser à un enfant tout content dans un manège...
Quant à Mme Ganglion... eh bien, c'était Mme Ganglion, vous finissez par la connaître. Fidèle à elle-même, elle ne cessa de jeter des regards courroucés à notre professeur de physique, qui engloutissait des pâtisseries au chocolat offertes par Mme Mushi, et elle grommela pendant tout le voyage qu'elle était indignée d'être condamnée à voyager en compagnie de si grossiers personnages.
Minute. Moi aussi elle me traitait de grossier personnage ?
Bon, il fallait dire que je m'esclaffais fort peu discrètement aux blagues de M. Héma, et que, pris d'un subit mal de cœur renforcé par l'odeur de chocolat, j'ai failli vomir tout mon petit déjeuner sur les genoux de mon professeur de pliages. Mais bon, de là à me qualifier de grossier...
— Alors, vous vous amusez bien ? me demanda le lutin-en-chef d'un air mauvais alors que je passais devant lui en revenant pour la quatrième fois des toilettes. Vous dérangez tous les passagers !
— Mais je suis malade ! Je n'ai pas le choix !
— Je parle de vos voisins, jeune insolent...
Je jetai un regard circulaire sur l'intérieur du jet. Tout le monde ou presque dormait pour rattraper ses heures de sommeil, sauf dans un coin de l'appareil où M. Héma se disputait joyeusement avec Mme Ganglion tout en mélangeant ses cartes à jouer tandis que Mme Mushi déballait bruyamment ses sacs de bonbons.
— Je n'y peux rien s'il y a de l'ambiance près de mon siège, monsieur !
— Peut-être, mais par principe c'est de votre faute !
Alors là, j'étais sincèrement outré !
« Il n'y a aucune justice dans ce monde » songeai-je tristement en retournant à la partie de cartes que j'avais entamée avec le professeur (et que j'étais lamentablement en train de perdre, d'ailleurs. Les habitants de Yalforev avaient des règles vraiment curieuses, je me demandais même s'ils ne les inventent pas au fur et à mesure pour gagner. Ça serait bien du style de M. Héma, ça...)
Après un trajet étonnement court et mouvementé (pour ceux que ça intéresse, M. Héma avait gagné toutes les parties de cartes. Si ce n'était pas louche, tout ça...), nous reçûmes l'ordre d'attacher nos ceintures.
Nous survolions enfin Selliarev.
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Le mage rouge. Le roman de l'Apô-ny, tome 1 (histoire terminée)
FantasyAlphonse (Al), un jeune terrien, reçoit la visite d'un étrange personnage lui proposant d'intégrer une prestigieuse école dans un pays lointain. Transporté dans un monde parallèle, il se découvre capable de manier la magie et devient l'apprenti du M...