Chapitre III

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Il y a quelques mois, au cours d'une balade le long des docks de la bourgade, Swan avait repéré un entrepôt désaffecté  en brique juste en face de la mer abandonné lors de la seconde guerre mondiale. Les dockers y ayant travaillé avait été appelés en renfort sur le front français de l'autre côté de l'océan. Peu après son installation dans la ville, Emma avait remué ciel et terre pour en faire son atelier. Un lieu peu avenant d'extérieur mais chaleureux d'intérieur. Au fil du temps, les tâches de peinture acrylique avaient peu à peu commencé à joncher le sol et de nombreuses toiles s'étaient entassées ça et là au milieu des plantes que Belle French, bibliothécaire et amie, lui avait dégotée pour embellir son atelier. Aloès, yuccas, cactus, monsteras et autres plantes vertes suspendues avaient totalement transformé ce lieu jadis industriel et maritime. Ce qu'Emma avait par-dessus tout apprécié, c'était la lumière qui émanait de la grande verrière sur le pan de mur principal. Les jours ensoleillés avaient le don d'illuminer l'intégralité de son atelier, les jours de pluie de lui donner une petite note de mélancolie. Au début de l'hiver, la jeune femme avait fait réhabiliter la cheminée condamnée, l'entrepôt s'était ainsi transformé en paradis pour Emma et en taudis pour Regina.

Emma n'avait pas daigné quitter son chevalet, chaudement planquée dans son atelier. Regina l'avait ridiculisée plutôt dans la journée et son statut d'artiste en avait prit un coup. Elle aurait dû se douter que cette commande était un piège, les pionniers d'un nouveau monde d'après-guerre n'étaient jamais pris au sérieux et elle le savait. Elle en venait même à s'imaginer que le couple King-Mills avait monté de toute pièce cette entourloupe dans l'unique but de se jouer d'elle. De toute la bourgade, elle était très certainement la plus marginale, facile à attaquer, assez jeune et pleine d'ambition pour déranger. Elle s'était renfermée dans l'art dans l'espoir d'en vivre parce-qu'elle n'avait jamais laissé les atrocités de la guerre brouiller son esprit, il fallait redonner de l'espoir, faire naître de nouveaux sourires colorés. Elle préférait mettre des couleurs là où il en manquait ; son pinceau était son arme, sa façon bien à elle de s'exprimer. Dans un temps comme le sien, les artistes étaient souvent méprisés, ce n'était pas la première fois qu'on l'humiliait... et ce ne serait probablement pas la dernière non plus. Emma se battrait pour ses convictions et ne se laisserait plus marcher sur les pieds.

Vers dix-neuf heures, l'on vint frapper lourdement à la porte de son atelier. C'était assez inattendu puisque d'ordinaire elle ne recevait jamais de visite ; personne hormis parfois ses amies ou seulement ses modèles osaient s'y aventurer. Grand Dieu que jamais un élu ne viendrait y mettre les pieds... et surtout pas Regina. Emma sursautait, absorbée par l'expérimentation d'un nouveau projet, elle n'avait pas vu le temps défiler. Elle reposait ses pinceaux et essuyait ses mains dans un vieux chiffon tâché. Avec lenteur, interloquée et étonnée elle s'était approchée de la porte coulissante métallique, peut-être que c'était Mary Margaret venue lui apporter le souper. Lorsqu'elle ouvrait, Swan tomba nez à nez avec Leopold, visiblement confus et trempé. Il se permettait d'entrer tant la pluie diluvienne et le froid qui avaient touché la ville l'avaient glacé. Emma laissa claquer la porte en métal derrière elle et croisa les bras, les sourcils froncés. De tous les habitants, le couple King-Mills était bien les seules personnes dont elle ne souhaitait sûrement pas recevoir la visite. L'humiliation subie était restée ancrée douloureusement dans son cœur, une rancune qu'elle avait du mal à oublier.

— Que voulez-vous, Monsieur King ?

— J'ai eu échos du comportement de ma femme au Granny's café... j'en suis navré.

— Je refuse d'aller plus loin. Je préfère me débrouiller par mes propres moyens.

Emma s'avançait et manqua presque de bousculer l'homme. Elle retournait prendre place devant son chevalet, le visage fermé tandis que frigorifié, King lui, allait se poster devant la cheminée le long du mur face à la verrière. Il tendit ses mains en avant, paumes face aux flammes et attendit d'être suffisamment réchauffé pour venir s'asseoir sur le matelas dont le sommier n'était autre que de simples palettes industrielles assemblées au milieu de l'entrepôt. Emma avait reprit ses pinceaux, trempé les poils dans la peinture prête à poursuivre sa création, rien ne pourrait la faire changer d'avis et c'était à peine si elle accordait son attention à son visiteur par quelques coups d'oeil méfiants. King mit un moment avant de reprendre la parole, il jouait avec ses mains, rappelant à Swan les airs de gamins qu'il avait dû être avant de devenir un gouverneur hautement respecté. Il n'avait pas quitté son trench-coat trempé et Emma eut soudainement de la peine pour lui, un voile était passé sur son visage. Le vieille homme passa sa main dans ses cheveux mi-longs poivre et sel les lissant sur son crâne dégarnis par endroit.

La Couleur des sentimentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant