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Pour la première fois, je vois Georges tenir un journal et ce qu'il lit doit être très captivant pour être
aussi perdu. Je le rejoins sur le canapé avec deux tasses de chocolat chauds. Pourtant, il n'a guère
l'air de s'apercevoir de ma présence. Je dépose les tasses sur la petite table et l'embrasse en
essayant de le débarrasser, d'une main, de son journal. Aujourd'hui, on est dimanche et je dois à
tout prix profiter de lui.
- Arrête. Me repousse-t-il.
- Mais qu'est-ce qu'il y a, mon amour? Lui demandé-je, inquiète, en m'asseyant en
califourchon sur lui.
Il me tend le journal et pointe un paragraphe.
- Lis ça.
Je le regarde perplexe et commence à lire de façon qu'il puisse lui aussi entendre:
« La BCJ n'a pas fini de faire entendre parler d'elle. Après le malheureux incident du mois de
février où cette banque a connu un véritable coup dur, survient hier la mort d'une employée
prénommée...

A la vue du nom, mon cœur fait un bond dans ma poitrine comme s'il allait sortir.

...prénommée, continué-je, Marie. Elle a été trouvée dans l’une des toilettes du personnel par une
femme de ménage. Sa famille rapporte qu'elle n'est pas rentrée depuis la réouverture de la banque,
soit vendredi dernier. Certes, les plaintes ont été déposées au commissariat mais la police de notre
pays n'a-t-elle pas longtemps cessé d'être au service de la nation? Notons qu'elle a été battue à
mort. Mais par qui? »

Je tiens le journal de façon si ferme que mes ongles ont fini par en déchirer les pages. Georges se
lève et commence à déambuler.
- Dis-moi que ce n'est pas la Marie que je connais.
J'ose à peine le regarder.
- Emma, elle a deux enfants.
- Je ne savais pas que tu étais aussi...gentil. Rétorqué-je.
Il fait des va-et-vient dans la pièce puis s'arrête en me regardant:
- Attends. Tu n'as rien vu venir? Marie était ton amie, vous travailliez à la banque et vous aviez le
même horaire. Vendredi, vous étiez toutes deux au travail, non?... De plus, pourquoi tu n’es pas
allée travailler hier ?
- Mon amie a été tuée, Georges. Dis-je la gorge nouée. Je ne… je ne comprends pas les
questions que tu me poses.
Il continue à me fixer pour me faire comprendre qu’il attendait à ce que je lui réponde quand
même.
- Peut-être que si tu passais assez de temps à la maison, tu saurais que j’abandonne le travail
à la banque. Lui reproché-je.
- Pourquoi ?
Je me lève pour aller me prendre un verre d'eau, agacée par ses questions. Quand je retourne au
salon, il me tend mon téléphone:
- Jérémie.
J'hoche la tête et dépose l'appareil contre mon oreille, peu sûre de moi.
- Jérémie?
La voix de l'adolescent, toute tremblante, se fait entendre:
- Dis-moi que ce qu'ils racontent aux infos est faux, Tati Mama. Dis-le-moi, je t'en prie.
Il fait un gros effort pour ne pas pleurer, je peux le sentir au bout de l'appareil. Il retient son souffle
un instant, espérant sans doute que je le rassure comme l'aurait fait une mère ou une tante comme
ils aiment m'appeler. Hélas, je ne suis rien de tout cela et je ne saurais me conduire telle.
- Où est ton frère?
- Il... Il est là, bégaye-t-il. Ma grand-mère est à la maison aussi.
- Ok, on vous rejoint. Dis-je avant de raccrocher.
Georges s'en va prendre la clef de sa moto alors que je reste plantée dans le salon.
- Tu viens?
- Je ne sais pas. Je n’ai pas trop envie d'y être, avoué-je.
- Tu te fous de moi là? N'est-ce pas toi qui viens de leur dire de t'attendre?
Il secoue la tête et ouvre la porte. Je n'ai pas d'autres choix que de le suivre.
***
Une femme âgée, ayant les mêmes traits que Marie, nous ouvre la porte. Ses yeux, d'un noir
intense, ne se gênent pas de me fixer. Elle se tient difficilement sur sa canne et nous adresse un
"bonjour" à peine audible avant de nous inviter à entrer.

Les deux garçons accourent vers moi alors que David, le benjamin, pleure sur mes épaules. Je ne
sais comment réagir. Georges intervient:
- David? Jérémie? Allons discuter entre hommes. Dit-il avec un petit sourire au coin des
lèvres.
Ils sortent, me laissant seule avec la vielle dame qui me tend une chaise.
- Du café ? Me propose-t-elle, la voix tremblante.
- S'il vous plait.
Elle prend la cafetière et remplit deux tasses, me tendant une avec un sourire forcé.
- Vous êtes la mère de Marie? Osé-je lui demander.
- J'étais. Précise-t-elle.
Je soupire après sa réponse alors qu'elle continue à siroter son café. C'est une très belle négresse
malgré les rides tombant sur son visage. Elle paraît si calme qu'on pourrait croire que la mort de sa
fille n'a aucun effet sur elle. Pourtant, à la regarder, je vois qu'elle sauve les apparences. Elle a le
regard vide, sans expression.
- On vous a déjà remis le corps? Continué-je, curieuse.
Elle me fixe un instant avant de me répondre:
- Elle est à la morgue mais je ne l'ai pas encore vue.
- Je ne comprends vraiment pas ce qui s'est passé. Murmuré-je un peu plus pour moi-même.
Elle s'assoit retenant toujours sa canne entre ses mains.
- Ce que je ne comprends pas, c'est votre curiosité.
Elle me défie du regard.
- C'est normal, madame. Elle était mon amie.
- Elle ne m'en a jamais parlé. Réplique-t-elle.
- Parce que vous n'aviez pas à savoir. Votre fille est très discrète, vous le savez et elle n'est
plus une enfant. Lui rappelé-je, prenant le ton sec et méchant sur lequel elle me parle.
- Arrêtez de parler d'elle au présent: elle n'est plus.
Elle se lève difficilement de son siège en s'appuyant sur sa canne et se dirige vers une autre pièce.
- Madame, je suis très désolée de ce qui est arrivé. Je vous comprends et vous pardonne de
votre attitude, croyez-moi.
Elle se retourne pour répliquer mais est interrompue par Georges qui revient avec ses petits-fils.
- Je suis vieille mais je ne suis pas dupe. Ajoute-elle avant de se retirer, sans faire cas des
enfants.

Je m'accroupis pour me mettre à la hauteur de David en prenant son visage en coupe dans mes
mains.
- Est-ce que ça va? Lui demandé-je tristement.
- Est-ce une question à poser à un enfant de 5 ans qui vient de perdre sa mère? Répond
Georges.
- Parce que Toi tu fais bien en le lui rappelant à chaque instant!
Jérémie intervient, ne voulant sans doute pas une dispute en ce jour si triste pour lui:
- Grand-mère ne veut pas qu'on aille la voir.
- Ah! Oui? Fais-je étonnée. Pourquoi ça?
- Elle dit que ça va porter malheur. Répond-il d'une voix enfantine.
- Elle a sans doute raison. Dit Georges.
J'embrasse les deux frères puis les serre contre moi.
- Jérémie, c'est à toi de prendre soin de ton petit frère.
- Oui. Dit-il en desserrant l'étreinte.
Il n'a que 14 ans, pourtant il se conduit déjà en homme responsable et fait preuve de tant de
courage.
Leur grand-mère revient en disant:
- Allez mettre les vêtements que je vous ai préparés. On passe nous prendre dans quelques
minutes.
- Qui ça? Demande Georges alors que les enfants s'exécutent.
- Vous ne croyiez quand même pas que j'allais faire l'enterrement par mes propres moyens?
Si c'était pour moi, elle serait encore dans les toilettes. La banque nous doit bien ça.
A peine eut-elle fini de parler qu'on frappe à la porte. Celle-ci s'ouvre sur Annie. Elle s'avance vers
la vieille dame et l'embrasse avant de lui faire ses condoléances.
- Bonjour. Nous salue-t-elle.
Je lui offre un sourire en guise de réponse alors que Georges lui répond:
- Bonjour, Annie.
Elle semble désespérée. Et ce n'est pas qu'à cause de la mort de Marie. Je la connais assez pour
comprendre qu'il y a quelque chose de plus profond qui la tracasse à ce point.

***

La cérémonie se déroule calmement en présence de très peu de personnes. Je m'accroche au bras
de Jérémie qui, lui, tient fermement la main de son petit-frère. Quand à Georges et Annie, ils
épaulent la mère de la défunte.
Après l'interminable discours d'un homme qui devait être un membre de la famille, on avance avec
le cercueil.
- Mais qu'est-ce qu'ils font avec ma maman? Demande David d'une voix innocente.
Jérémie le prend dans ses bras, ne voulant pas lui expliquer la situation.
- on fait ce qui est juste. Murmuré-je pour moi-même.
Il pose la tête contre l'épaule de son grand-frère et commence à se débattre de toutes ses forces en
criant quand il s'aperçoit que des hommes, à l'aide d'une pelle, envoient de la terre sur le cercueil
de sa maman après l'avoir déposé dans le trou.
- Maman!!! Maman!
L'homme qui avait fait le discours vient le prendre et se déplace avec lui alors que Jérémie pleure
silencieusement. Je jette un coup d'œil à côté de moi où mon regard croise celui de la vieille. Elle
ne pleure pas, se tenant fermement sur sa canne. Je peux lire sur ses lèvres ces mots qu'elle n'ose
pas dire à haute voix, voulant que je sois la seule à entendre:
- Son bien, son mal.
Je n'arrive pas à décrypter exactement le sens de ses mots. Et je ne veux pas comprendre non plus.
Elle doit être en train de délirer vu qu'elle a perdu sa fille à cet âge si proche de la mort.
J'embrasse Jérémie une dernière fois lui demandant de rester aussi fort qu'il le peut pour David et
de l'embrasser pour moi. Il suit sa grand-mère vers la voiture où l'attend d'autres membres de leur
famille.
- Pourquoi ne venez-vous pas avec moi? Nous propose Annie.
- Non. Refuse Georges en cherchant sa clé dans sa poche.
- Ok. Dit-elle. Je vous retrouve chez vous.
Elle se dirige vers sa voiture et je grimpe derrière Georges sur la moto.
- Tu vas bien? S'inquiète-t-il.
Je lui réponds que oui par un signe de la tête puis il démarre à une vitesse un peu moins normale que d'habitude.

La jeune femme descend de sa voiture se garant devant la maison où mon mari et moi l'attendions. Le tailleur noir qu'elle porte lui va à merveille. Ses cheveux noirs soigneusement coupés en carré mettent en valeur son visage ovale. Pour une fois, depuis que nous avons quitté la phase de l'adolescence, je prends le temps de la contempler. A-t-elle changé depuis?
- Tu voulais nous parler? Demande Georges sans l'inviter à entrer.

Elle ne fait pas cas de lui et plonge ses yeux bruns dans les miens, cachant une tristesse indescriptible. Son regard me glace le sang sans savoir pourquoi.
- Emma, ton père s'est suicidé.

Mon bien, mon mal [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant