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Lord Crowley n'était pas un homme comme les autres, et pour cause : ce n'était pas un homme. Membre de la caste aristocratique anglaise, il fuyait son domaine pour vivre à la cour, là où il était si facile de tenter et de corrompre. C'était parfois peu amusant de convaincre un roi qu'il avait tout à fait le droit de briser son mariage pour épouser une intrigante avant de la faire exécuter pour épouser une autre femme, mais pousser les nobles à se trahir les uns les autres dans le but de gagner des faveurs ou des privilèges, c'était jouissif.

Puis ce qui était terriblement amusant aussi, c'était de contrer les efforts de ce domestique qui soufflait de bonnes résolutions à l'oreille du roi et qui restait malheureusement inutile. Aziraphale était délicieusement naïf à s'imaginer qu'il n'y avait pas un démon derrière tout le carnage de la cour d'Angleterre, mais il lui était d'autant plus cruel de croire que seule la nature humaine était responsable de ce massacre.

À vrai dire, Crowley était un peu vexé que l'ange ne reconnaisse pas son style merveilleusement efficace et qu'il ne se doute même pas de sa présence. Il était bien vrai que Lord Crowley n'était pas un personnage public et qu'il ne faisait jamais grâce de sa présence lors des banquets où Aziraphale réussissait toujours à piocher dans les assiettes, mais l'ange faisait vraiment preuve de peu de discernement.

Le démon avait prévu de rester une bonne trentaine d'années encore à la cour avant de s'envoler vers une autre destination où il pourrait de nouveau s'amuser. La France, cela lui semblait bien. Ils savaient vivre, ces français, et il serait toujours temps d'instaurer un nouveau mouvement de protestantisme là-bas. En attendant, il pouvait encore causer quelques tourments, et il n'allait pas se priver du plaisir de susurrer des folies à l'oreille du roi.

Lorsque Crowley croisa Aziraphale dans le couloir pour la première fois depuis les quinze ans où il séjournait au château, il changea tous ses plans. L'ange avait l'air mal perdu, il marchait en s'appuyant contre le mur et en se retournant fréquemment, comme s'il craignait d'être suivi, ou qu'il cherchait désespérément quelqu'un.

Le démon se plaqua contre le mur, dans l'obscurité et le regarda avancer vers lui. Il avait trop envie de le surprendre pour se retenir. Comme il serait amusant de voir Aziraphale comprendre qu'il était responsable de tout et qu'il s'était trompé sur toute la ligne ! Puis comme ce serait satisfaisant de le voir rougir à chacun de ses surnoms et à chaque fois qu'il sifflerait une douce tentation à son oreille ! Le démon ne fit qu'un pas, sortit de l'ombre et Aziraphale poussa un cri.

L'ange ne le reconnut pas.

-Vous... Excusez-moi de vous déranger, mais... Où suis-je ? balbutia-t-il en reculant d'un pas.

Crowley ne comprit pas tout d'abord qu'Aziraphale ne se moquait pas de lui, et en oublia même que le sens de l'humour de l'ange n'était pas assez développé pour qu'il lui fasse un coup aussi bas.

-Dans le château, où croyais-tu être ? Alors, heureux de me revoir, mon ange ? siffla le démon avec une voix doucereuse.

- « Mon ange » ? répéta ledit ange d'un air incertain. Nous connaissons-nous ? Comment vous appelez-vous ?

Le monde de Crowley bascula sur l'instant. Peut-être était-il trop difficile pour lui de concevoir que l'ange avait perdu la mémoire, mais le plus dur fut certainement qu'il fallait admettre que non seulement Aziraphale ne se souvenait plus de lui, mais surtout qu'il n'avait même plus l'air de savoir qu'il était un ange.

-On m'appelle Lord Crowley, soupira-t-il.

Finalement, il était hors de question qu'il reste une minute de plus dans ce château. Il fallait que l'ange retrouve la mémoire, il fallait qu'il se rappelle de son statut angélique, puis ensuite il s'amuserait à tenter toute l'Angleterre s'il le fallait. Il tourna les talons, mais aussitôt l'ange lui agrippa le bras avant de le relâcher en marmonnant des excuses.

-Lord Crowley... Nous connaissons-nous ? demanda-t-il en posant ses grands yeux bleus sur lui.

Aucun éclat d'ange n'y brillait. Un sursaut de rage s'empara du démon et il se retint de commettre un quelconque acte de violence qu'il regretterait ensuite. Une certitude s'imposa : il avait perdu son seul ami et il allait tout faire pour le retrouver. Au Diable le paradis, les enfers et leurs préceptes ! Il posa une main sur l'épaule couverte de laine chaude d'Aziraphale et soupira :

-Nous nous connaissions de loin. Et à partir de maintenant, tu es sous ma protection.

How kindOù les histoires vivent. Découvrez maintenant