14/ Storm

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L'orage grondait toujours plus fort, toujours plus lourd et Aziraphale retint un frissonnement lorsqu'un éclair fendit le ciel. Il avait quitté Lord Crowley après près d'une heure passée au creux de ses bras. Il avait pleuré, pleuré jusqu'à ce que son âme soit sèche. S'étaient écoulées de longues minutes où seule sa respiration cachait le silence avant que le calme ne revienne. Le Lord avait des soupirs sifflants et paresseux : tout était apaisé en lui, la crise d'Aziraphale ne semblait même pas l'avoir ébranlé.

L'ange eut une poignée de secondes d'hésitation avant de s'emparer de sa couverture, de s'en vêtir et d'aller à la fenêtre. Il y avait un balcon attenant à sa chambre, mais il n'y était jamais allé. Au dehors, la pluie battait la campagne. Où était Lord Crowley ? Il l'avait entendu claquer la lourde porte d'entrée, comme s'il le fuyait à chaque fois qu'ils se disputaient.

Aziraphale se sentait coupable. Aziraphale se sentait responsable. Il avait ouvert (non sans peine) la porte fenêtre qui n'avait pas dû connaître de main humaine depuis plusieurs dizaines d'années et sortit sous la pluie savourer l'étreinte froide de la nuit.

Que dirait Lord Crowley s'il le voyait, ruisselant et ramenant faiblement la couverture détrempée contre lui, scrutant l'horizon dans l'espoir de voir un cheval portant le démon en direction du château ?

Qu'il n'était qu'un imbécile ! maugréa Crowley entre ses dents. Il survolait son domaine depuis longtemps déjà et il n'avait jamais été aussi désagréablement surpris de voir son ami. Le démon hésita à piquer vers lui pour lui faire peur, mais se ravisa. Il était fragile, du moins il le resterait tant qu'il n'aurait pas retrouvé ses souvenirs.

Il plongea dans un nuage noir et en ressortir trempé et refroidi. Diable qu'il haïssait le froid ! Mais il ressentait le besoin intime de ressentir sur sa peau le souffle hivernal qui s'était emparé de ses entrailles. Il fallait qu'il se ressaisisse !

Il ne comprenait pas pourquoi, mais voir qu'il faisait du mal à Aziraphale lui serrait la poitrine, là où aurait dû se trouver son cœur. Il n'en avait plus depuis la chute, et un trou béant dans sa poitrine lui rappelait sans cesse le vide de ses sentiments. Dieu ne lui avait pas pris que son nom et sa grâce, il lui avait aussi pris jusqu'à ses moindres émotions.

Mais il ressentait ! Il ressentait tout ce qui blessait l'ange, et il s'en voulait davantage. Était-ce de sa faute s'il avait perdu la mémoire ? Devait-il se sentir responsable ? Mais responsable, il avait déjà l'impression de l'être. Coupable, il était coupable, parce que cette perte de souvenirs devait lui être liée.

Puis d'une certaine manière, Aziraphale était maintenant dépendant de lui.

Un éclair le frôla, mais il dansait avec les nuages et le tonnerre depuis des siècles, et dans ce genre de jeu, il était maître. Hastur ne lui arrivait pas à la cheville, et du côté de la lumière, il y avait très peu d'anges qui l'égalaient.

Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas vu le démon, d'ailleurs. Cela devait remonter au couronnement d'Henry VIII, et il avait eu le temps de se marier, de pondre un gosse et de renier sa femme. Il devrait probablement retourner à la Cour sous peu, histoire de s'assurer que la péronnelle dont était épris le roi ne gagne pas en piété.

Cela l'ennuyait de laisser l'ange seul ici, mais surtout, il n'avait pas envie de le quitter sur un évènement si grotesque. Diable ! Aziraphale commençait tout juste à se souvenir, il ne pouvait pas tout stopper ! Il fallait l'encourager petit à petit, jusqu'à ce qu'il retrouve ses ailes et sa mémoire.

Rien ne pouvait aller sans l'autre, semblait-il.

Il évita un nouvel éclair, tournoya sur lui-même et s'aperçut que l'ange était rentré. Il avait laissa sa couverture détrempé sur la pierre noyée d'eau et n'avait même pas refermé sa fenêtre. Agacé, le démon piqua, se posa devant la porte d'entrée et secoua ses ailes d'un air négligent.

La vieille Euston devait dormir, et il avait permis à Jane de rester au village au vu de la pluie qui s'annonçait, et aussi pour éviter de l'avoir dans les pattes. Quant à Jude, il avait décelé chez lui un penchant pour la bouteille suffisamment fort pour qu'il soit en train de roupiller dans les écuries.

Il savait déjà que sa vieille bique de gouvernante s'exclamerait que son comportement faisait honte à la Maison et que c'était tout à fait indécent, mais de tous les habitants de sa demeure, il était bien le plus avide de péchés, et cela tombait mal : il était le propriétaire.

Il marcha à pas feutrés dans les couloirs, laissant une traînée d'eau qui ferait hurler Miss Euston le lendemain et entra dans la chambre d'Aziraphale sans faire le moindre bruit, et (bien évidemment) sans s'annoncer. Il referma la porte qui menait au balcon, la maudit pour l'ignoble grincement qu'elle émit et se promit d'ordonner à Jane de huiler tous les gonds du manoir, du moins ceux des pièces suffisamment respectables pour qu'elle ne donne pas sa démission.

Après tout, le dernier étage avait bien le droit de conserver ses secrets...

Il entra dans sa chambre et se débarrassa de ses vêtements. Il eut un regard pour la cheminée, lui jeta un regard réprobateur et elle s'enflamma aussitôt. Il se jeta sur son lit et s'étendit, près à passer une nuit délicieuse et à réfléchir à comment rendre à Aziraphale sa mémoire.

Il y avait quelqu'un dans son lit.

Si cela n'était pas le comble de l'indécence ! Miss Euston aurait hurlé si jamais elle l'avait su. La surprise passée, Crowley eut un mauvais sourire aux lèvres et caressa distraitement la joue de l'ange. Il était beau endormi. Ses yeux de serpent le dévisageaient, les pupilles complètement dilatées dans la pénombre.

Qu'est-ce qui avait poussé Aziraphale à se réfugier dans son lit ? Si Crowley ne s'était pas perdu dans ses pensées en plein vol, il aurait peut-être compris qu'une créature démoniaque volante avait été aperçue par l'ange et qu'horrifié, il s'était précipité dans sa chambre avant de se rappeler qu'il était sorti.

Mais cela, Crowley n'en savait rien. Et il ne vit pas plus que l'ange serrait contre son cœur l'une des quelques plumes noires qui se cachaient sous les couvertures...

How kindOù les histoires vivent. Découvrez maintenant