Lord Crowley se disputait avec sa vieille gouvernante qui se plaignait qu'il aurait pu prévenir de son arrivée. Le château était inhabitable, et pour cause, seule Miss Euston y vivait depuis les quinze ans où il s'était rendu à la cour pour ne revenir que ce jour là. La vieille demoiselle avait petit à petit renvoyé les servants du Lord, se contentant d'entretenir la cuisine et les quartiers où elle vivait.
Il était excédé. Comment allait-il prendre soin d'Aziraphale dans un château en ruine ? Tout était dans un état lamentable, les meubles étaient recouverts de voiles blancs pour les protéger de la poussière, les tentures et les tapis avaient perdu leurs couleurs et l'humidité s'était introduite par tous les interstices entre les murs.
Lord Crowley donna des ordres, et laissa partir Miss Euston en courant vers le village pour recruter du personnel. Il attendit que le château ne lui fut plus visible, puis s'assura que l'ange ne sortirait pas de ses écuries avant un bon moment, occupé à flatter son cheval.
Il était temps de faire l'un de ses petits miracles démoniaques.
La gouvernante n'était pas entrée dans les appartements des étages supérieurs depuis des années, aussi Crowley savait-il qu'il n'aurait aucun mal à la convaincre que tout n'était pas en si mauvais état. Il prit soin de rendre la chambre la plus proche de la sienne confortable et accueillante afin qu'Aziraphale s'y sente bien avant de se rendre à la bibliothèque.
L'endroit semblait n'avoir été visité par personne depuis son départ, et ayant fait l'acquisition du château et des titres qui l'accompagnaient très peu de temps avant l'avoir quitté, il avait l'impression que le vieil homme cupide qu'il avait poussé à la tentation était mort sans avoir ouvert un seul exemplaire des précieux ouvrages collectés par son père qu'il avait tué de ses mains.
Famille sordide.
Crowley poussa un soupir et referma précipitamment les portes de la bibliothèque en entendant les pas au loin d'Aziraphale. L'ange devait avoir faim, et il valait mieux ne pas le laisser seul trop longtemps. Sans sa mémoire, il était vulnérable et il avait terriblement besoin de repères.
Le démon marcha jusqu'à lui et le retrouva dans la cuisine où la gouvernante semblait avoir fait des provisions suffisantes. Il était occupé à préparer du thé et au vu des délicieuses senteurs qui grimpaient jusqu'aux narines du propriétaire du château, il semblait que c'était un bon thé anglais, bien fort et avec un bon nuage de lait.
Crowley s'appuya contre le chambranle de la porte et observa l'ange qui fouillait dans les placards pour en sortir un service à thé poussiéreux. La vue de Miss Euston baissait et elle ne faisait plus aussi bien l'argenterie. Le service à thé du maître était remisé en hauteur, du moins avant qu'Aziraphale ne s'en saisisse, ignorant des usages des campagnes anglaises.
Ses gestes étaient précis, songea le démon. Il savait ce qu'il faisait, et le moindre de ses mouvements transpirait d'habitude. L'ange avait déduit de ses vêtements qu'il était un domestique, et il agissait comme tel. Crowley eut un sourire amusé lorsqu'Aziraphale se retourna et sursauta en l'apercevant.
Si le démon n'avait pas été là pour sauver la théière, il aurait été certain qu'elle se serait brisée au sol. L'ange baissa la tête, les joues rougies par la gêne et balbutia des excuses que Crowley balaya d'un haussement d'épaules. Voir Aziraphale se comporter comme s'il lui était inférieur l'exaspérait. Qui était le déchu, des deux ?
-Tu fouilles dans mes placards, maintenant ? le taquina le démon.
-Je... Je voulais juste faire du thé, s'empourpra davantage l'ange, du moins si c'était possible.
Il était délicieux.
-La gourmandise est un bien vilain péché, siffla Crowley. Enfin, bois ton thé, tu en as besoin après ce long trajet.
-Je ne pèche pas ! s'emporta Aziraphale, qui ne comprenait pas comment une insinuation sur son manque de pureté pouvait le rendre aussi malheureux.
-La colère aussi est un péché, s'amusa le démon.
L'ange abaissa les épaules et s'installa à table, servant du thé pour deux. Déçu qu'Aziraphale ne discute pas plus avec lui et se renferme face à sa taquinerie, le démon s'assit en face de lui et l'observa réchauffer ses mains avec sa tasse. C'était un joli service, nota-t-il. L'ange avait toujours été sensible à la belle vaisselle, comme si elle pouvait sublimer la nourriture qu'elle contenait. Il demanderait à Miss Euston de polir l'argenterie. Non, mieux : il le lui ordonnerait.
Crowley laissa le temps à l'ange de boire son thé à petites gorgées avant de reprendre la discussion. Il l'observa jeter des œillades à la théière plusieurs fois avant de soupirer et de servir à Aziraphale une seconde tasse tandis que l'ange se répandait en remerciements.
-Te souviens-tu de quelque chose ? demanda le démon.
Il vit son meilleur ami pâlir et secouer la tête, et Crowley dut réprimer un frisson. Rien de rien ?
-Tu devais bien savoir quel était ton rôle, as-tu reconnu des visages ?
-Vous êtes la seule personne que j'ai pu apercevoir. Nous nous sommes enfuis si vite vers les écuries que je n'ai eu le temps de voir aucun visage, s'excusa Aziraphale.
-Avais-tu chuté ? murmura le démon d'une voix doucereuse, comme pour l'inciter à s'exprimer davantage.
-J'ai... J'étais debout lorsque je me suis rendu compte que je ne me souvenais de rien. Ça... Ça avait été si intense que j'ai vacillé et que je me suis laissé tomber sur le sol... Mais ma tête n'a rien heurté, Milord !
Il y eut un silence, durant lequel Aziraphale eut l'intime conviction que Crowley le regardait à travers ses verres teintés, même s'il n'était sûr de rien. Il finit par baisser la tête pour demander d'une voix tremblotante :
-Vous ne me croyez pas, n'est-ce pas ? Vous pensez que je suis fou.
-Non ! siffla le démon d'une voix mauvaise mais qui apporta pourtant beaucoup de bien à l'ange sans souvenirs.
-Milord, je n'ai trouvé qu'un homme à tout faire dans le village, personne d'autre n'est prêt à travailler sans connaître son employeur, les interrompit la vieille gouvernante.
Crowley leva les yeux vers un homme un peu sale qui attendait, son piteux chapeau entre ses mains. Il hocha la tête et se leva bruyamment, faisant sursauter Aziraphale.
-Bien. Miss Euston, allez conduire mon invité jusqu'à sa chambre. Ce sera celle qui se trouve à côté de la mienne.
Crowley la regarda entraîner l'ange avec elle, et les entendit discuter à mi-voix. Son sang s'échauffa lorsqu'il entendit la voix timide de son meilleur ami souffler « Je m'appelle Zira ».
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How kind
FanfictionLord Crowley s'amuse comme un fou à la cour du roi d'Angleterre jusqu'à ce qu'il rencontre dans les couloirs du château un Aziraphale hagard qui ne se souvient même plus qu'il est un ange, et pire encore, qui ne se souvient même plus de lui...