How kind

4/ Human

Aziraphale attendit que Miss Euston eut fermé la porte de sa chambre avant de se précipiter à la fenêtre. Au loin, on ne voyait qu'un immense parc mal entretenu et aux arbres sauvages qui dressaient leurs hautes branches vers le ciel. Des nuages sombres se profilaient à l'horizon, il était certain que le beau temps dont Lord Crowley et lui avaient profité pendant la traversée était maintenant révolu.

Aziraphale se surprit à soupirer en s'appuyant contre le rebord de la fenêtre, contemplant les premiers éclairs fendre le début de la nuit. Tout s'était passé si vite ! En soi, il avait eu de la chance, il avait même eu beaucoup de chances que ce soit un homme comme Lord Crowley qui l'ait trouvé dans le couloir. Il avait pris soin de lui, il avait même abandonné sa situation à la cour pour lui au lieu de le laisser à l'hospice.

Il avait été vraiment gentil.

Pourtant, c'était quelqu'un de très intimidant. Il transpirait de charisme et d'arrogance, il était sûr de lui et il pouvait être vraiment odieux. Il ne lui avait rien fait mais il l'avait vu s'énerver sur sa gouvernante, et l'ange avait eu pitié de la pauvre vieille dame. Au fond de lui, il espérait que Lord Crowley ne se comporterait jamais avec lui ainsi.

En soi, il avait un peu peur. Il avait même affreusement peur. Il ne se souvenait de rien et il avait laissé un inconnu l'emmener chez lui dans son château abandonné à plus d'une journée de Londres ! Et si Lord Crowley était un dangereux psychopathe ? Et s'il avait d'autres projets pour lui que de l'aider ?

Peut-être était-il une occupation. Peut-être le Lord avait-il eu juste besoin de s'amuser et se lasserait de lui dans quelques semaines. Il fallait alors qu'il se dépêche de retrouver la mémoire, mais à chaque fois qu'il tentait de se souvenir de quelque chose, un mal de crâne atroce s'emparait de lui.

Il était épuisé. Il ne comprenait pas comment faisait Lord Crowley pour être aussi vif, mais il tombait de fatigue. L'ange abandonna la fenêtre pour s'avancer au centre de la chambre qu'on lui avait donnée. Il s'assit prudemment sur le bord du grand lit aux couvertures pourpres et délassa ses souliers qui lui meurtrissaient les pieds. Aziraphale les reposa lentement au sol et les sentit s'enfoncer dans un tapis moelleux.

Lord Crowley devait être riche, la pièce respirait le luxe d'un ancien temps. Les tentures sur les murs n'étaient pas neuves, mais elles racontaient des scènes de la Bible avec force détails. L'ange s'avança jusqu'à un miroir qui lui permettait de se voir tout entier entre une scène du jardin d'Eden et une représentation de l'Annonciation.

Il ne reconnaissait pas son corps. Comment pouvait-il seulement ignorer à quoi il ressemblait ? Non, c'était une impression étrange. Il reconnaissait son teint pâle, ses lèvres qui souriaient souvent et ses traits tirés de fatigue, mais il ne reconnaissait pas ses yeux, ses cheveux...

Il lui semblait qu'il avait un regard plus lumineux d'ordinaire, et que ses cheveux tendaient plus sur le blanc que sur le blond. Puis, il y avait son poids, il était persuadé que son pas était plus... Aérien, avant. Il avait donc des souvenirs ! Il savait qu'il avait changé !

Il s'avança vers le feu qui dansait dans la cheminée, et décida de se coucher, ou du moins de juste s'allonger quelques minutes. Il serait alors frais et dispos pour aller dîner, si jamais Lord Crowley avait prévu de ne pas le laisser mourir de faim. A cette idée, il sentit son estomac se tordre. Peut-être était-il gourmand ?

Il enleva la cape qui lui avait tenu chaud pendant le voyage et la laissa chuter sur le sol, avant de s'installer sur le lit. Il resterait sur les couvertures, ce ne serait pas long ! Juste un petit repos, une sieste de moins d'une heure... Aziraphale sentit ses yeux se fermer d'eux mêmes, tandis qu'il entendait des murmures contrariés au loin. Pourquoi cette tenture de l'Annonciation lui causait-elle tant de peine ?

-Je croyais vous avoir demandé d'aller me chercher Zira, lança Crowley d'une voix si calme qu'elle fit frissonner Miss Euston.

-Il – Il dormait, Milord, balbutia la gouvernante. Je n'ai pas voulu le réveiller, après votre longue traversée...

Le démon eut un soupir agacé et se leva de la table chargée de victuailles qu'il avait faite préparer pour Aziraphale. Il prit une gorgée de vin rouge avant de reposer brutalement son verre et de se rendre à l'étage où se trouvait son meilleur ami à la mémoire défaillante.

Il aurait dû se douter que ce maudit ange ferait tout pour contrarier ses plans ! C'était pourtant une idée parfaite ! Aziraphale se serait certainement rappelé le plaisir qu'il avait pris à manger certains plats, et il serait là pour faire des insinuations plus que déplacées sur leurs vieux souvenirs. Il était sûr que cela lui raviverait la mémoire, et si cela ne fonctionnait pas, il aurait au moins un ange repu dans les pattes, et un Aziraphale repu, c'était un Aziraphale qui causait beaucoup moins de problèmes.

Le démon ne prit pas la peine de manifester sa présence avant d'entrer dans la chambre de son invité, et s'aperçut aussitôt que l'ange était profondément endormi. Il s'approcha du lit et le regarda inspirer et expirer faiblement, ce qu'il trouva absolument... Adorable ? Non, pitoyable, c'était le mot qu'il cherchait, pitoyable !

Il hésita à le réveiller, puis s'assit sur le bord du lit, l'observant. Comme c'était curieux... Aziraphale n'avait jamais dormi ! Mais la créature qui se trouvait dans ce lit était persuadée d'être humaine, et elle le serait tant qu'elle ignorait qu'elle était un ange. Pauvre Aziraphale, retenu dans ce grotesque corps d'humain ! Crowley se sentait presque coupable de lui avoir menti sur son nom.

Il était un démon. Il ne pouvait pas être gentil et ne pas mentir. C'était dans sa nature ! Mais plus il regardait Aziraphale, plus il se rendait compte qu'il n'avait d'ange que ses ailes et ses pouvoirs, le reste était si... Humain... Certes, il ressemblait à un humain un peu trop gentil, mais il ressemblait tout de même à un humain, avec ses défauts si justes.

Peut-être qu'il l'enviait. Peut-être qu'il aurait aimé savoir, rien qu'une fois, ce que cela faisait d'oublier sa hiérarchie, d'oublier la discorde entre l'enfer et le paradis, d'oublier qu'il n'avait pas le droit de fréquenter ceux qui n'étaient pas de son espèce, d'oublier tous ces codes auxquels il devait se conforter.

Peut-être qu'il aurait aimé se croire humain, rien qu'une fois.