10/ Memory

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Aziraphale se réveilla aux premières lueurs de l'aube et sauta aussitôt du lit. Il ignorait pourquoi, mais il était pressé de revoir Lord Crowley, certainement pour aller au plus vite à la rencontre de son passé. La journée qui s'annonçait promettait d'être excitante. Y-aurait-il beaucoup de révélations ?

Il enfila une tunique longue et des braies avant de se précipiter dans les escaliers. Il avait faim, et ayant marché plusieurs heures en se récitant la Bible avant d'aller se coucher – il ne comprenait toujours pas comment il était possible qu'il la connaisse presque par cœur – il se sentait prêt à avaler un litre de thé et une miche de pain, ou bien un panier de pommes...

Il avait envie de pommes. C'était comme s'il n'en avait jamais mangé et que la découverte de ce goût sucré et acidulé le séduisait au plus haut point. Aziraphale dévala les marches de l'escalier et découvrit que personne dans le château ne semblait être éveillé.

Hier, Miss Euston avait engagé une jeune femme de chambre et cette dernière semblait encore dormir. Quant à l'homme à tout faire qui travaillait pour Lord Crowley depuis le soir même de leur arrivée ne vivait pas dans le château même mais près des écuries. Il eut la surprise de se retrouver seul dans la cuisine de la gouvernante, et s'en sentit aussitôt ravi.

Il mordit dans une pomme tout en ravivant le feu pour préparer du thé, et chantonna un air qu'il inventait au fur et à mesure, tout en profitant de cet instant de solitude. Quelque part, il était déçu que Lord Crowley ne soit pas encore levé, mais il prit son mal en patience et croqua une nouvelle bouchée de pomme.

L'ange mordit un pépin, et brusquement, il se sentit vaciller.

Quelque chose n'allait pas. Quelque chose n'allait pas du tout, il sentait un danger qui se rapprochait, il sentait qu'il y avait quelque chose de nouveau qui surgissait, ou alors quelque chose de très ancien, quelque chose qui ne lui était pas si étranger.

Aziraphale vit flou et il chuta, se recroquevillant au sol la tête entre ses mains. Des hurlements lui blessaient les tympans, un nuage de poussière le fit soudainement tousser, et la sensation d'un soleil brûlant le fit basculer dans ce qui semblait être un souvenir.

La vieille Rome était crasseuse, et la vieille Rome était grouillante de vie. Il se sentait bousculé de toutes parts, par ces gens trop pressés, trop stressés, ces gens qui couraient et riaient dans les rues, vêtus de vêtements étranges mais qu'il... reconnaissait ? Il avait l'impression d'avoir déjà vécu ce rêve fou.

La Connaissance le frappa de plein fouet. Ça faisait mal ! Ça faisait mal de savoir, de deviner, de replonger dans ce qui semblait être une ancienne vie ! Il ne voulait plus savoir, il ne voulait plus connaître qui il était, il voulait juste que tout cesse !

La vieille Rome était une invention. Elle ne pouvait pas être réelle ! Tout n'était qu'un leurre, la Connaissance n'était qu'un leurre, mais ce leurre était par trop cruel. Il fallait qu'il se réveille, il fallait que ce cauchemar disparaisse ! Il avait si mal, il avait si peur !

Crowley se réveilla en sursaut, au milieu d'un rêve merveilleux où il nourrissait des lapins avec Aziraphale, et se redressa au milieu de plumes éparses.

L'ange avait hurlé.

Il se leva d'un bond et vola plus qu'il ne courut vers la source de ce cri. L'inquiétude échauffait ses sens, il se sentait plus réveillé que jamais, lui qui flottait dans un merveilleux idéal de carottes et de douces fourrures à grandes oreilles jusqu'alors. Il déboula dans la cuisine, le spectacle qu'il y aperçut lui déchira le cœur.

Aziraphale avait l'air si vulnérable...

Il tenait dans sa main une pomme si fermement que le démon crut un instant qu'elle allait céder sous la pression de ses doigts. L'ange tremblait et tout son être était secoué de sanglots silencieux. Il ne faisait plus de bruits, il semblait perdu dans un univers auquel lui seul avait accès.

Crowley se jeta près de lui et posa une main sur son épaule qui fit redoubler ses pleurs. « J'ai peur ! », tout en Aziraphale semblait hurler « J'ai peur », et il eut l'impression qu'il était responsable de son état.

La Connaissance avait un prix, et l'ange ne voulait plus le payer. La poussière de la vieille Rome l'étouffait, il se sentit poussé contre un mur, écrasé par une foule étrangère. Il eut la sensation qu'on lui touchait l'épaule, il aurait voulu se dégager mais il se sentait vidé de ses forces.

Vide de forces. Empli d'un souvenir insidieux qui avait l'air si incompréhensible mais si juste ! Etait-il fou ? Il aurait voulu hurler de nouveau, mais sa voix restait bloquée dans sa gorge, et il ne put pousser qu'un gémissement misérable. C'était pitoyable.

Crowley secoua Aziraphale, terriblement inquiet. Que lui arrivait-il ? Et s'il était en train de retrouver ses souvenirs ? Et si sa hiérarchie était en train de discuter avec lui ? Il avait l'air d'avoir si mal ! Le démon décida de prendre son ami dans ses bras, et lui murmura à l'oreille dans un sentiment d'urgence :

-Zira ! Zira, il faut que tu reviennes avec moi ! Tu m'entends, l'Ange ?

Crowley poussa un rugissement et ramena ses ailes noires autour d'eux, comme un cocon d'obscurité autour de l'ange, pour le protéger de l'extérieur et pour le protéger de lui même. En sentant les plumes du démon l'effleurer, Aziraphale eut un hoquet et ouvrit brusquement les yeux, lâchant la pomme.

Il regarda, incertain, Crowley quelques secondes qui lui souffla à l'oreille un « Tout ira bien » chargé de promesses avant de s'effondrer.

Le démon fit disparaître ses ailes, caressant doucement le dos de son ami endormi pour se remettre de sa frayeur. Que venait-il de se passer ? Il resta longuement accroupi dans la cuisine et n'eut qu'un ordre sec pour dire à la jeune femme de chambre de déguerpir, alertée par le vacarme.

Ils avaient eu de la chance. Ils avaient eu beaucoup de chance que Miss Euston soit presque sourde et que seule la jeune fille au sommeil assez lourd n'ait été en mesure de les entendre. Le démon prit Aziraphale dans ses bras, et le portant malgré le poids certain de l'ange grâce à ses bras diaboliquement musclés, il remonta jusqu'à la chambre de l'ange et le déposa sur son lit.

Il s'assit sur le rebord et l'observa, rassuré de l'entendre respirer doucement. Crowley passa une main sur son front, et eut la satisfaction de le voir entrouvrir faiblement les yeux grâce à l'un de ses petits miracles. Le petit sourire qu'eut l'ange à sa vue fut atrocement merveilleux, et il ne put retenir un sourire à son tour en murmurant :

-Pas de visite chez le prêtre aujourd'hui, Zira...

La vieille Rome n'était plus qu'un lointain cauchemar dans l'esprit d'Aziraphale qui se rendormit en sentant Lord Crowley lui prendre la main. Ces petits lapins étaient si mignons...

How kindOù les histoires vivent. Découvrez maintenant