13/ Flood

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-Vous l'avez heurtée.

Crowley observa distraitement l'ange qui faisait les cent pas dans la bibliothèque, répondant par grognements successifs à son discours. Cela ne faisait que quelques heures qu'ils étaient rentrés, et Aziraphale avait refusé d'aller déjeuner pour s'enfuir rejoindre son royaume de livres où il se sentait si bien, où il se sentait si heureux.

Il aimait le passé. Et il aimait les souvenirs de ceux qui avaient vécu avant lui, comme s'il les avait connus, comme s'il les avait aimés.

-Vous l'avez heurtée et vous l'avez violemment secouée. Imaginez-vous seulement à quel point la pauvre enfant a dû être apeurée ? assena l'ange.

-Ngk, répondit Crowley en se faisant la réflexion qu'Aziraphale était vraiment adorable quand il s'énervait.

-En tant que Lord, vous êtes responsable de ceux qui vivent sous votre toit ! Vous n'aviez pas à faire passer votre mauvaise humeur sur elle ! C'était cruel de faire ça ! s'exclama l'ange.

-Je suis navré, mentit Crowley.

Aziraphale se laissa brusquement tomber dans le fauteuil qui faisait face à celui du démon avant de se relever aussitôt, incapable de rester assis. Il avait besoin de mouvements, il avait besoin d'air, il avait besoin... Besoin de retrouver l'étrange sensation qui l'avait saisi lorsqu'il avait fendu le vent sur le cheval de Lord Crowley.

Mais il pleuvait au dehors. Il s'approcha de la fenêtre, contempla longuement les étendues de champs et de forêts gorgées d'eau qui se mourraient sous les lourds nuages noirs qui masquaient les cieux.

-C'est le déluge, commenta Crowley tandis qu'il observait son dos sublimé par la cape fluide qui suggérait les formes de l'ange.

-How kind... souffla Aziraphale.

Pourquoi pensait-il à ça ? Pourquoi est-ce que tout ce qui avait trait à la pluie se ramenait à cette poignée de mots, ces mots jetés négligemment dans la mare de ses souvenirs ?

Crowley se leva d'un bond et s'empara de son bras, les sens exacerbés. S'il avait enlevé ses lunettes, peut-être Aziraphale aurait-il pu voir que ses pupilles lui mangeaient le visage. Il était bouleversé, ça se sentait dans l'air, à chaque fois que l'ange inspirait.

-Redis-le ! exigea le démon.

Crowley avait tellement envie d'y croire...

-How kind, répéta Aziraphale d'un ton hésitant.

-Tu te souviens ? demanda le Lord. Tu te souviens ?

L'ange secoua la tête, et Crowley exhala tous les espoirs qui avaient un instant gonflé sa poitrine. Il était déçu. Il était terriblement déçu.

-Je... La pluie me fait penser à... A ça, murmura Aziraphale. Je ne sais pas pourquoi, j'aurais aimé... Je suis désolé de vous décevoir, Milord.

-How kind, lâcha Crowley d'une vois si peu dénuée de sarcasme qu'elle heurta l'ange jusqu'au plus profond de son âme.

Il ressentit un brusque frisson au creux de ses omoplates, et eut une soudaine impression de manque et en même temps de déjà vu intense. Il y avait quelque chose qui n'allait pas.

C'était lui.

-Voulez-vous du thé ? demanda Miss Euston qui était entrée dans la pièce pour allumer les chandeliers à cause de l'obscurité due à l'orage qui s'approchait.

-Du thé ! Excellente idée, vieille bique ! Du thé avec force sucre et un nuage de lait, qu'est-ce que tu en dis, Zira ? s'exclama Crowley qui en profita pour balancer ses jambes sur l'accoudoir du fauteuil car il savait que cela exaspérait la gouvernante.

C'était lui.

Aziraphale réprima un tremblement et s'assit lentement en face du Lord, un vertige lui ayant coupé toute force dans les jambes. Il prit une lente inspiration, s'employant à garder un visage calme, même si Crowley avait remarqué la soudaine absence de couleurs sur ses joues.

-Zira ! Du thé, oui ou non ? s'agaça le démon.

Il hocha la tête pour le satisfaire et releva les yeux vers lui. Il n'y avait jamais vraiment prêté attention avant, mais il avait l'impression que le Lord se comportait comme s'il le connaissait depuis toujours.

C'était lui.

Il s'écoula peut-être une dizaine de minutes ou une poignée de secondes avant que Miss Euston ne revienne avec deux tasses brûlantes et ne se retire. C'était toujours le déluge au dehors, mais dans le cœur d'Aziraphale, c'était une tempête d'émotions contrastées.

Il s'y noyait. Il savait si peu de choses et en découvrait tant qu'il ne parvenait plus à surnager et se laissait entraîner par le courant. C'était lui. C'était lui, et cette certitude le rendait fou.

-C'était vous, souffla Aziraphale.

Crowley répondit par une monosyllabe, et l'ange se redressa, l'accusant d'un regard perdu.

-C'était vous ! C'est vous qui avez dit ça ! Vous me connaissiez, nous nous connaissions déjà, bien avant que nous ne nous croisions dans le couloir, bien avant la perte de mes souvenirs ! Pourquoi ne m'aviez-vous rien dit ? explosa-t-il.

Parce que tu es un ange, et parce que je suis un démon. Parce que tous nos souvenirs sont liés à l'Histoire et que nous avons traversé les siècles. Parce que nous ne nous aimons pas, que nous n'avons qu'un arrangement et que je ne peux pas prétendre être ton ami. Parce que tu es un ange, un putain d'ange et que tu ne m'aurais jamais cru. Parce que les démons mentent et que je suis un démon, parce que dans ma tête, tout se bouscule : haine, déception, colère, angoisse, peur, tourment, souffrance, mal-être. Parce que je ne peux pas te dire tout ça et que chacun de mes pas vers toi t'éloigne de moi.

-Je ne sais pas, murmura Crowley.

Et il n'avait jamais menti autant de sa vie.

Il avait heurté Aziraphale au point que le tout premier de ses souvenirs soit cette phrase méprisante et blasphématoire. How kind. L'ange se souvenait de lui, il se souvenait de ça, parce qu'il avait posé les mots sur la myriade d'émotions qui avaient contracté son cœur, ils avaient ressenti exactement ce même sentiment d'impuissance en voyant ces gosses jouer dans la poussière, inconscients qu'ils allaient mourir noyés, ils avaient tous deux remis en cause cette décision céleste qui coûtait tant de vies.

Il avait heurté Aziraphale, parce que ces mots, il les avait pensés, parce que sur l'instant, il en voulait à Dieu, parce que son amour pour l'humanité était trop grand pour qu'il ne souffre pas de la mort de tant d'entre eux.

Il avait heurté Aziraphale, et lorsque l'ange fondit en larmes, Crowley ne put que le prendre dans ses bras.

-C'était vous... sanglota Aziraphale.

How kindOù les histoires vivent. Découvrez maintenant