2/ Zira

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Lord Crowley raffermit son emprise autour de la taille d'Aziraphale avant de pousser son cheval à aller plus vite encore. L'ange avait été trop sous le choc de ne se rappeler de rien pour protester lorsqu'il l'avait entraîné vers les écuries. Curieusement, Aziraphale semblait s'être accroché à lui et lui faisait plus confiance qu'il ne l'avait fait depuis les milliers d'années où ils cohabitaient sur la même planète. Comme c'était ironique !

Crowley était parti sur un coup de tête, dans l'espoir d'éloigner l'ange du milieu hostile de la cour. Chez lui, dans son château, il n'aurait aucun mal à lui fournir un cadre suffisamment calme pour qu'il puisse retrouver la mémoire en toute sécurité. Mais au fond de lui, ses espérances ne suffisaient pas à calmer ses angoisses. Et si Aziraphale ne se souvenait plus jamais qu'il était un ange ? Et si Aziraphale ne se souvenait plus jamais de lui ?

Crowley ne comprenait pas comment l'ange avait pu oublier qu'il était un ange. C'était quelque chose d'ancré en lui, il ne pouvait pas se considérer comme humain ! Et pourtant, malgré toutes les allusions que le démon lui avait faites pendant qu'il harnachait son cheval, ses questions étaient restées sans réponse particulière.

Aziraphale lui avait récité l'histoire du jardin d'Éden de la Bible. Il ne se souvenait même pas du jardin ! En soi, le démon aurait pu lui rappeler, aurait pu lui expliquer qu'il avait des ailes, qu'il avait des pouvoirs. Il aurait pu faire tout ça, mais cela lui aurait permis uniquement de se souvenir de sa nature d'ange.

Égoïstement, Crowley voulait qu'il se souvienne de lui. Parce que si Aziraphale redevenait un ange, il aurait tout de même oublié pourquoi il aimait la Terre et il aurait demandé à être relevé de ses fonctions. Il l'aurait perdu. Et il ne pouvait pas le supporter.

Aziraphale allait bien finir par se souvenir, s'il restait avec lui dans son vieux château ! Puis il s'y plairait, il engagerait le meilleur des cuisiniers et il permettrait à l'ange de passer ses journées dans sa bibliothèque poussiéreuse ! Pour la première fois depuis leur rencontre, l'ange allait vivre chez lui, avec lui, et ce n'était pas pour lui déplaire.

Non, le seul problème, c'était cette perte de mémoire. Peut-être était-ce juste temporaire ? Ce devait être cela, puis Aziraphale serait tellement reconnaissant qu'il ait pris soin de lui ! Crowley était un démon, et Crowley était égoïste. Et au fur et à mesure qu'il s'éloignait de Londres et qu'il avançait vers la campagne, il reprenait espoir.

Le corps chaud d'Aziraphale contre lui semblait lui donner toute la force du monde. Il avait l'impression d'avoir une épée de feu au cœur de sa poitrine. C'était une sensation extraordinaire, mais le démon était encore trop borné pour comprendre que l'amour qu'il refoulait depuis des siècles se dévoilait enfin, et de la plus délicieuse des façons.

Aziraphale allait se plaire chez lui, il en était certain.

Ils chevauchaient maintenant depuis plus d'une quinzaine d'heures, mais Crowley ne connaissait ni la fatigue ni la faim. L'ange au creux de ses bras sommeillait toujours, mais le soleil de fin de journée caressait faiblement son visage, le réchauffant et l'amenant inévitablement vers le réveil. Le démon savait qu'ils devraient bientôt s'arrêter, qu'Aziraphale allait se plaindre comme d'habitude et qu'ils devraient trouver une auberge où la nourriture serait suffisamment satisfaisante pour l'exigeant gourmet, mais ils n'étaient qu'à une poignée d'heures de son château et il espérait l'atteindre sans faire d'escales.

Concentré sur la route droit devant lui, il ne devinait pas qu'Aziraphale en faisait de même depuis plus d'une heure mais qu'il n'osait pas le questionner sur leur destination. Il contemplait patiemment la campagne anglaise comme s'il la découvrait et si la situation avait été autre, il aurait été ravi de découvrir cet endroit qu'il connaissait pourtant déjà, sans même s'en souvenir.

Il ne se souvenait même pas de son nom. Il avait deviné qu'il était certainement un domestique au vu de son habillement, mais c'était bien tout ce qu'il savait à son sujet. C'était à suffoquer, mais il connaissait par cœur plus d'une dizaine de recettes de pâtisserie, il pouvait citer des passages entiers de la Bible, mais il ne parvenait pas à se souvenir de son nom.

Lord Crowley devait le savoir. Il le connaissait, même s'il prétendait qu'ils ne s'étaient jamais vraiment fréquentés. Aziraphale ignorait quelles relations ils entretenaient, mais il se doutait qu'ils étaient assez proches, au vu du bras que le démon maintenait contre sa taille, pour l'empêcher de tomber de cheval.

Il avait terriblement faim. Et il avait soif de connaissances. S'éclaircissant la gorge, il manifesta sa conscience avant de commencer à parler, et il sentit la prise de Lord Crowley se raffermir.

-Où allons nous ? demanda l'ange.

-Chez moi, siffla Crowley.

-Est-ce encore loin ?

Le démon ne prit pas la peine de répondre et excita davantage son cheval, usant d'un petit miracle démoniaque pour qu'il ne s'épuise pas et continue d'avancer. Plus que quelques heures, dans quelques heures, ils seraient devant la porte de son château, il fallait juste qu'Aziraphale ne réclame pas...

-J'ai faim, lança l'ange.

... A manger.

Le démon eut un soupir exaspéré et se pencha vers sa sacoche pour en sortir un morceau de pain qui n'y était pas jusqu'alors. Il le plaqua entre les mains d'Aziraphale qui poussa une exclamation ravie et mordit dedans. Il y eut un silence qui apaisa Crowley, le temps qu'il se fasse la réflexion qu'avec ou sans sa mémoire, l'ange restait le même individu vorace. Puis, ce dernier reprit la parole, et Crowley se crispa.

-Quel est mon nom ? murmura l'ange.

Le démon ouvrit et referma la bouche, mais pas un seul son n'en sortit. Il posa sa tête sur l'épaule d'Aziraphale et vit ses mains qui jouaient avec la crinière du cheval. Cette vision lui fit perdre ses moyens, et il se rappela brusquement qu'il chevauchait avec une personne pour qui il était un parfait inconnu.

Peut-être que son nom rendrait à Aziraphale ses attributs angéliques ? Après tout, tous ceux qui avaient chuté n'étaient plus des anges parce qu'ils ne se souvenaient plus du nom qu'on leur avait arraché. Mais alors, Aziraphale ne se souviendrait pas de lui ! Il partirait et il ne le reverrait plus jamais !

Le démon n'hésita que quelques secondes avant de poser ses lèvres sur la joue de l'ange. Il inspira puis souffla d'une voix envoûtante qui fit frissonner celui qu'il tenait contre lui :

-Zira... Tu t'appelles Zira...

Un morceau de nom, c'était presque un nom. Mais Crowley ne rendrait pas Aziraphale à Dieu, c'était hors de question ! Il trouverait un moyen pour qu'il se souvienne de lui, puis ensuite seulement il lui donnerait son nom. Même s'il avait le droit de savoir, il n'avait pas le droit de lui échapper. C'était son meilleur ami, après tout.

-Zira... Je m'appelle Zira, répéta l'ange comme pour s'approprier ce faux nom.

Puis, il se retourna suffisamment pour voir le visage masqué par des lunettes opaques du démon, et lui servit un adorable sourire qui ne le laissa pas de marbre.

-C'est vrai, je dois m'appeler Zira. Je suis sûr d'avoir déjà entendu ça quelque part, Lord Crowley !

How kindOù les histoires vivent. Découvrez maintenant