Pourquoi tant de haine ?

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J'hésite quelques secondes, c'est qu'il a un regard de tueur, Monsieur Ours.

— Oui, j'ai un truc à vous demander.

— Je fais pas dans les excursions de touristes.

— Hein ? Non, je n'ai pas envie de faire une excursion. J'ai besoin de renseignements.

— Quoi, vous ne vous êtes mêmes pas informée sur votre destination avant de mettre les pieds ici ?

— Bien sûr que si ! Je suis allée chez mon médecin pour vérifier que j'étais à jour dans mes vaccins.

— C'est bien ce que je croyais. Vous êtes stupide, idiote et futile. Le genre de personne qui se paye des vacances de luxe sans même avoir un peu de considération pour le pays où il se rend.

— Non mais ça va aller ? Vous êtes qui pour vous montrer aussi grossier ?

Des cris d'enfants nous interrompent. Mon insupportable interlocuteur se tourne et se précipite vers un gamin qui pleurniche, assis dans le sable.

Je m'avance mais, en un geste protecteur, Monsieur Ours m'empêche d'aller plus loin.

— Laissez les tranquilles. Ils n'ont pas besoin d'étrangers qui font mine de s'intéresser à leur sort pour ensuite les oublier dès qu'ils auront quitté l'île.

À mon avis, il doit être prof ou un truc du genre. Et bosser avec des enfants. Et euh...quoi ? Qu'est-ce qu'il a dit encore ?

Furieuse de la manière dont il m'a cataloguée, je réplique :

— Justement non ! Au contraire, je cherche pour mon agence des jeunes filles avec lesquelles je pourrais travailler.

D'un air soupçonneux, il me détaille avec attention :

— Vous faites quoi comme boulot ?

— Je dirige une agence réputée de mannequins. Et pour suivre la tendance de la diversité dans le milieu, je me demandais si vous ne connaitriez pas des demoiselles qui seraient intéressées pour effectuer quelques shootings. Vous voyez, si je peux enrichir mon catalogue en proposant à mes clients des modèles de différentes cultures, je me positionne bien mieux sur le marché.

Une multitude d'émotions passe alors sur le visage de l'inconnu et je suis bien incapable de déterminer lesquelles. Ce qui est certain c'est que j'ai intérêt à fuir parce que là il est prêt à me foutre son poing dans la gueule.

Pas le temps de faire un pas, il m'empoigne le bras et me traîne à l'écart.

— Non mais vous vous êtes entendue parler ? Vous parlez d'êtres humains comme s'il s'agissait de marchandises.

— Mais pas du tout ! Je traite chacune de mes mannequins comme s'il s'agissait de mes propres filles.

— Dans ce cas j'espère bien que vous n'aurez jamais de gosse. Parce que vous n'en avez pas c'est évident.

— Non, en effet. Je n'ai pas encore rencontré la...bonne personne.

— Je plains le pauvre type sur lequel vous mettrez le grappin. Sachez, madame la friquée, qu'un enfant est une personne et non une...comment avez-vous dis ? Ah oui, une tendance. Je me demande comment vous faites pour exercer un métier pareil. Si l'on peut encore appeler cela un métier. Savez-vous que grâce à votre job, vous encouragez des adolescentes à se lancer dans des défis extrêmes ? L'objectif 40 kilos, le et le A4Challenge que l'on retrouve sur Instagram c'est à cause de l'industrie du mannequinat et de l'image que vous tentez d'imposer à la société. Des bonnes femmes comme vous devraient être en prison pour non-assistance à personne en danger. J'espère que votre famille a honte de ce que vous faites.

Choquée par son agressivité, je dévisage mon interlocuteur, hébétée. Je suis incapable de prononcer le moindre mot et de réagir.

C'est le silence pesant autour de nous qui me ramène à la réalité. J'ouvre la bouche mais l'inconnu murmure, en se penchant vers moi :

— Un conseil : avant que je ne devienne méchant, partez. Et ne vous avisez plus jamais de revenir dans le coin.

Humiliée comme jamais, je tourne les talons et j'essaie tant bien que mal de regarder le chemin de terre, en tentant de faire abstraction des grains de sable qui me brûlent la plante des pieds. C'est là que je regrette vraiment d'avoir mis mes tongs et non des baskets !

Insensible à la beauté du paysage autour de moi, je déambule à travers les palmiers pour me retrouver face à la piscine de l'hôtel.

Je m'écroule sur le matelas confortable d'un transat.

Je repense à l'attitude choquante et brutale de l'inconnu. Quelle politesse alors ! Comment a-t-il osé m'insulter de la sorte sans même me connaître ? Sans même savoir comment je travaille ! J'ai aidé de nombreuses jeunes filles à prendre confiance en elle, à se sentir mieux dans leur peau grâce aux séances photo.

Je reste de longues minutes à fixer l'eau limpide de la piscine tout en me demandant ce que j'ai bien pu faire pour mériter tant de haine de la part d'un inconnu.

Comme lors de mon arrivée, une averse tropicale surgit de nulle part et force les clients à se mettre à l'abri. Je décide de rejoindre ma chambre, de me changer et d'aller me défouler à la salle de sport.

Curieusement, alors qu'il pleut des cordes, l'endroit est désert. Seule une femme est occupée à réaliser des exercices au sol avec un coach et un homme au ventre proéminant marche à allure rapide sur un tapis de course.

Je choisis l'un des vélos elliptiques placés devant une télévision. Je prête une oreille attentive au programme en découvrant qu'il s'agit d'une chaine française d'information continue.

Toujours aussi furieuse contre Monsieur Ours, je me dépense sans compter pendant quarante minutes. Jusqu'à ce qu'un gros titre me stoppe net dans mon effort.

Une jeune mannequin russe de dix-huit ans a été retrouvée pendue dans la suite d'un palace londonien. Elle a laissé une lettre expliquant son geste et la journaliste détaille les faits, le regard grave.

« Tatyana a indiqué, dans un très long courrier adressé à ses parents et ses sœurs, qu'elle se sentait laide et grosse. La mannequin, qui affichait une taille 34, se plaignait de la rude concurrence entre les modèles pour obtenir des contrats juteux. Entre des jeûnes fréquents, des régimes imposés et des méthodes toujours plus extrêmes pour rester dans la course, Tatyana n'arrivait plus à tenir le rythme. Elle explique qu'elle a commencé à prendre du poids et à manquer de nombreux rendez-vous professionnels. Son agence l'a convoquée et a cassé son contrat il y a trois semaines. La jeune fille n'avait pas osé révélé la mauvaise nouvelle à ses parents qui comptaient sur elle pour faire vivre sa famille. Plusieurs manifestations ont eu lieu à New York, Paris ou Milan, temples mondiaux de la mode pour dénoncer le diktat de la maigreur et un député anglais a plaidé pour qu'une loi oblige les mannequins à ne pas descendre en dessous d'un certain poids et de les priver de contrat et de défilés si elles étaient jugées trop maigres par un médecin. En France, plusieurs associations réclament des contrôles et des règles plus strictes pour protéger les jeunes filles mais également la fermeture de célèbres agences qui encouragent leurs modèles à s'affamer en permanence. »

J'appuie sur le bouton de la télécommande d'ungeste sec.

Je déteste le sable, je déteste la mer...et les cartes postales !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant