Partie II : Le chantage (section 7)

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On m'avait dit que mourir d'embarras était impossible. Pourtant, j'aurais pu jurer que mon cœur venait de s'arrêter net avant de repartir aussitôt.

Vu la manière dont il me regardait, il n'y avait aucune chance que Monsieur Elias n'ait pas entendu ce que je venais de dire. Évidemment, je n'en pensais pas un mot. Pour moi, il n'était que le fils d'une maniaque qui avait hérité de certains de ses traits, à la fois physiques et psychologiques. J'avais seulement souhaité enrager ma tante et peut-être expulser la frustration qui s'était accumulée en moi.

Cependant, Monsieur Elias ne le savait pas. À ses yeux, je venais de lui déclarer ma flamme et maintenant, nous étions tous les deux figés à nous dévisager sans savoir quoi faire. Finalement, voulant à tout prix que ce moment cesse, j'utilisais les derniers zestes de rage qui ne s'étaient pas transformés en embarra pour me forcer à monter les marches.

Chacun de mes pas fut une torture pour mon esprit. Je ne pouvais pas me retourner pour affronter le regard contrit de ma tante, ni lever la tête pour croiser celui surpris de Monsieur Elias. Je gardais donc les yeux fixés sur mes pieds et les poings serrés.

Quand je passais à côté de lui, il ne fit même pas mine de s'écarter. Il se contentait de se tordre le cou pour continuer à suivre ma marche de la honte jusqu'à ce que je disparaisse à l'angle du couloir.

À partir de ce moment-là, je perdis toute contenance et me précipitais dans ma chambre. Je fermais la porte à toute vitesse, essoufflée comme si j'avais couru pour ma vie.

- Vous avez une nouvelle crise ? 

Monie sortait de la salle de bain, les bras trempés jusqu'aux coudes. Pendant un instant, je vérifiais que mon corps n'était pas en train d'échapper à mon contrôle. Certes mon pouls était rapide et j'avais du mal à respirer mais je ne me sentais pas faiblir. J'allais bien.

Le ridicule de la situation me frappa alors de plein fouet. Je venais de déclarer des sentiments que je ne ressentais même pas à celui qu'on m'avait demandé de séduire. Je repensais à l'expression dépassée de Monsieur Elias et à ses yeux exorbités. Je n'aurais pas cru pouvoir obtenir une telle réaction d'un personnage aussi contenu que lui.

Soudain, alors que je ne l'avais pas fait depuis si longtemps, je me mis à rire. Ce fut d'abord un léger gazouillis que Monie eut du mal à interpréter. Puis, ma gorge se déploya et je m'esclaffais ouvertement.

- Mademoiselle ! S'exclama Monie en me prenant les mains comme si je venais d'accomplir un miracle. Vous riez ! Vous riez !

Folle de joie, elle joignit son rire au mien et nous rigolâmes jusqu'à ce que nos têtes soient sur le point d'exploser et que nos joues soient couvertes de larmes.


Monie ne me demanda pas la raison de mon éclat. Quand nous nous calmâmes, elle me proposa de me vêtir pour la nuit et ce fut tout.

Nous nous installâmes devant la coiffeuse et elle entreprit de me décoiffer. Mes longues mèches tombèrent une à une sur les épaules, ondulées d'avoir tenu aussi longtemps au-dessus de ma tête. Monie me raconta à ma demande comment elle avait passé la journée à préparer la salle de bal et à quel point elle était fière du résultat. Je l'écoutais d'une oreille à demi attentive. Maintenant que je m'étais remise de mon énième embarras, je réalisais ce que j'avais dit à ma tante.

Je n'aurais pas dû lui parler comme cela. Je ne devrais jamais lui parler comme cela. Je lui devais tellement.

Quand j'étais devenue orpheline, alors que j'avais à peine onze ans, j'aurais pu être vendue à un riche marchand du royaume de Zoriale et devenir une de ses nombreuses femmes, comme il était coutume de faire là-bas. Sinon, je serais peut-être devenue une mendiante parmi tant d'autres dans les rues de mon village natal. Cela était sans compter ma tante.

Un jour, alors que je tentais tant bien que mal de survivre sans mes parents, elle a débarqué dans notre miteuse maisonnée. Je me rappelais l'avoir immédiatement trouvée très grande et tout autant impressionnante. Elle était habillée d'une robe de la couleur du ciel le matin. À l'époque, je ne savais même pas qu'il était possible de fabriquer un tissu aussi somptueux. Quand elle m'a vue, repliée dans un coin de la cheminée, elle a eu une expression de dégoût, probablement à cause de mon état pitoyable. Elle a cependant bravé son impression et s'est approchée de moi.

- Je m'appelle Calianore Mombant, s'est-elle introduit. Je suis la sœur de ta mère, ta tante. Dorénavant, tu vivras avec moi.

Elle m'a attrapée par le bras et m'a tirée jusque dans sa calèche.

- Où allons-nous ? Ai-je demandé d'une petite voix.

Ma tante s'est arrêtée et a regardé la misérable maison.

- Loin de tout ceci.

Après cela, je n'ai plus jamais mis le pied dans ma ville natale.

Nous avons roulé de nombreux jours et de nuits sans que je ne lui pose une nouvelle question. Je me contentais de la dévisager avec crainte. Ma mère ne m'avait jamais parlé d'une sœur ni même du reste de sa famille. J'avais toujours cru qu'elle était orpheline, comme je l'étais devenue à mon tour.

Quand nous arrivâmes à Hauderive,  j'ai pu enfin découvrir l'endroit où j'allais dorénavant habiter. Dès cet instant, j'ai compris que je pouvais me reposer sur ma tante. Elle m'offrait une seconde chance, avec une éducation correcte et un vrai toit sous lequel vivre. Depuis, je n'ai jamais cessé de lui en être reconnaissante. 

Puis, notre maison à Hauderive a brûlé, il y a un mois de cela. Nous avions tout perdu, mis à part de faibles économies que nous avions utilisées pour acheter deux robes de deuil. Même dans ce moment, ma tante avait fait passer ma douleur avant la sienne.

Que lui avais-je rendu en retour ? Je m'étais énervée sur elle alors qu'elle était la seule à réellement s'inquiéter de mon sort. Peut-être vivre dans la demeure de Ma Dame n'était pas de tout repos mais nous y avions un lit et de la nourriture, ce qui était bien plus que ce que j'avais pu rêver après l'incendie de la maison. Comment en vouloir à ma tante ?

Comment lui en vouloir quand j'étais celle qui avait incendié notre maison ?


Fin de la partie II

La Nouvelle Vie d'OdianaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant