3 - Sing, Bing

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« Papa est parti avec mes oncles. »

« Do you miss them ? »

Je fais des progrès très vite avec Bing. Parfois, il pointe quelque chose du doigt, et dit son nom en anglais. Je répète sagement, et le lendemain, on repasse devant et je doit avoir retenu le mot. Je fais pareil avec lui en français.

Je suppose qu'il préfère comme moi parler à l'écrit. Je ne suis pas angoissée par mon accent à couper au couteau, comme ça.

« Un peu. »

Il parle super bien français, et a beaucoup moins de mal que moi à retenir les trucs que je lui apprends. Il s'arrête devant un arbre.

— A tree, récité-je docilement.

— Un arbre, acquiesce-t-il.

Chaque fois que je l'entends dire quelque chose en français, je ne peux m'empêcher de sourire. J'aime beaucoup son accent. Lui, par contre, il fronce les sourcils quand je me trompe, et je répète jusqu'à ce qu'il hoche la tête, jusqu'à ce que j'aie la bonne prononciation. Il prend un air sévère quand il joue au prof. Je me moque un peu de lui intérieurement, il croit qu'il a de l'autorité sur moi.

« He will come back soon. »

« Il est parti pour presque un an, mais il revient une fois par mois. »

« Great. »

« Mais il me manque !! »

Je me mets à rire. Je ne sais pas vraiment ce que c'est quand quelqu'un nous manque. Mon père ne me manque pas. Quand ma mère n'est pas à la maison, j'ai hâte qu'elle rentre, mais je ne pense pas qu'elle me manque réellement.

« How do you feel, when you miss someone ? »

Il secoue la tête. Soit il ne sait pas comment expliquer, soit il n'a pas le vocabulaire en français pour me le dire. Je fais la moue. Je n'aime pas quand c'est comme ça, ça me fait me souvenir qu'on ne parle pas la même langue.

En classe, quand la maîtresse a vu qu'on s'entendait bien, elle nous a mis à côté. Alors on se passe le carnet en douce, sous la table. Je sais que la maîtresse nous a repérés, mais elle ne dit rien. C'est à cause du nom de famille de Bing. Il l'impressionne.

Je reviens à la réalité quand il sort de sa poche un MP3 avec des écouteurs. J'écarquille les yeux : on n'a pas le droit d'emmener ce genre de choses à l'école. Il me prend la main pour m'entraîner dans les toilettes, et on s'enferme tous les deux dans la même cabine. Il me passe un écouteur, et, en même temps, écrit sur le carnet : « J'ai beaucoup de Muse, mais on les passera si tu n'aimes pas. » Je hoche vigoureusement la tête. On dirait qu'il me connaît par cœur, et ça me fait plaisir à chaque fois qu'il me fait une petite marque d'attention comme ça. Il a retenu que je n'avais pas trop aimé les musiques de son père, et il propose de les sauter alors que je sais que lui, il adore. C'est gentil. Il a plein de musiques différentes sur son MP3, tous les styles possibles. Ses lèvres remuent au rythme des paroles, mais il se retient de chanter.

« Sing, Bing. » Ça rime. Je souris.

« Non, je chante mal. » « J'aime bien quand tu écris mon nom », ajoute-t-il après un petit moment. « C'est comme si tu le disais, mais en mieux. »

Je lui fais un sourire un peu crispé. Je l'aime bien, oui, mais... je ne le considère pas vraiment comme un ami, pas encore.

« Cette chanson, elle s'apelle Bohemian Rhapsody. »

Je lève les yeux au ciel. Il croit que je n'ai aucune culture musicale ?!

« I know. I'm not totally dumb. »

Ça le fait sourire, mais il ne relève pas. On entend la cloche sonner, et il range tout super vite, comme s'il l'avait fait plein de fois. Nous retournons avec les autres au pas de course. Je le vois rire à moitié. Pourquoi il rigole ? Il se moque de moi ? Je me sens rougir.

Une fois en classe, il me tape sur l'épaule :

« Je suis content que tu sois à côté de moi. »

Je rougis de plus belle. Il est fou de me dire quelque chose comme ça ! Je ne sais pas quoi lui répondre, ni quoi en penser. Je me souviens en un éclair des quelques films romantiques que j'ai vus avec maman, où le garçon dit à la fille qu'il aime être avec elle. Et puis ils s'embrassent. Je fais la grimace. Beurk. Quelle chose plus stupide que d'embrasser quelqu'un ? C'est dégueu, on échange la salive, et puis, la bouche, c'est bien trop personnel pour être partagé, même avec une personne qu'on aime. Ça me dégoûte. Je décale doucement ma chaise tout en hochant distraitement la tête. Il prend un air déçu. J'aurais dû répondre ? Hors de question que je l'embrasse, je ne l'aime même pas.

« I like it too. » Je me suis sentie obligée d'écrire quelque chose, j'espère que ça fera l'affaire... Il me fait un sourire lumineux. J'aime bien quand il sourit comme ça.

•••

— Comment on sait qu'on est amoureux ? demandé-je à maman au dîner.

Elle me regarda, mi-curieuse, mi-excitée.

— Tu as un petit copain ?

Je lève les yeux au ciel.

— Bien sûr que non, je veux juste savoir comment on sait qu'on est amoureux.

— On le sait, c'est tout. C'est possible qu'on se mente à soi-même au début, mais il y a forcément un moment où tu sauras que tu l'aimes et que tu es amoureuse. Il y a un garçon que tu aimes bien, Leo ? Tu peux tout me dire, tu sais !

Il ne manque que l'auréole au-dessus de la tête. Vraiment, parfois, elle m'agace. Je n'ai pas envie de lui parler de Bing, je sais qu'elle n'a toujours pas digéré la trahison de quand j'ai écouté Muse. Elle n'aimera pas mon ami.

— Non, et de toute façon, qu'est-ce qui te fait croire que c'est un garçon ?

Ça lui cloue le bec, mais je sais qu'elle reviendra à l'attaque, pas avant demain j'espère. Pourquoi est-ce que les histoires d'amour intéressent autant les gens ?

Beurk, l'amourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant