17 - Parenthèse

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J'ai l'impression d'être dans un rêve, ou plutôt un cauchemar, dans lequel mamie est morte la nuit qui a suivi le jour où je l'ai vue pour la dernière fois. Dans ce cauchemar, je suis partie de L.A. sans prévenir Bing, et je m'inquiète pour lui. Il me manque beaucoup aussi.

Le problème, c'est que ce cauchemar est réel. Au matin, l'hôpital a appelé, en disant que mamie était décédée d'une crise cardiaque durant la nuit. On ne sait pas la cause de cet arrêt cardiaque, et on ne le saura jamais. Depuis, j'ai cette impression bizarre de flotter à moitié, d'être en dehors de la réalité. Maman s'est fait un sang d'encre en me voyant comme ça, si bien qu'elle m'a emmené voir un psychologue. Celui-ci a décrété que j'étais en état de choc et qu'il fallait attendre que j'assimile la nouvelle. Je ne l'écoutais pas, pendant le rendez-vous. Je ne sais pas où j'étais. Ailleurs.

Mamie me manque. Je voudrais pouvoir la serrer dans mes bras à nouveau. Je voudrais qu'elle me glisse une madeleine dans la main en posant un doigt sur sa bouche pour dire chut. Je voudrais revoir cet éclair malicieux qu'elle avait toujours dans le regard.

Mais ce n'est plus possible. Elle est partie, pour de bon. Elle a rejoint Roussette, et le bon Dieu, comme elle l'avait dit la semaine dernière.

Maman s'est occupée de tout cette semaine, l'enterrement, les fleurs, prévenir et ramener la famille, parce que c'est elle l'aînée des enfants de mamie. Même Sarah avait pris un air triste à l'enterrement, quand elle a posé un énorme bouquet de lys sur la tombe. Les lys étaient les fleurs préférées de ma grand-mère, elle en mettait partout. Je lui ai donné une orchidée, moi, parce qu'elle aimait bien aussi. Les violettes, c'était ses préférées.

Ma mère et moi sommes installées chez mon oncle Ben, qui vit tout seul depuis que sa femme l'a quitté. Il était content d'avoir quelqu'un à la maison, mais très triste parce que mamie était sa maman. Je n'ose pas imaginer comment c'est de vivre sans sa maman. Ça doit être une torture à chaque seconde qui passe.

Oncle Ben n'a pas cherché à faire passer mon choc, contrairement à maman. Il est très gentil avec moi, il me laisse seule quand j'ai besoin d'être seule. Lui aussi a souvent besoin d'être seul, alors il me comprend bien. C'est ma mère qui se sent un peu abandonnée, parce qu'elle, elle a besoin d'être avec des gens pour se remettre de la mort de mamie. Alors je m'oblige à rester avec elle le soir, on joue à des jeux de société, on se force à rire ensemble comme si tout allait bien. Je vois clairement la brisure dans ses yeux. Je me demande où est Cam : ce n'est pas son rôle de réconforter maman quand elle a un gros chagrin comme ça ?

Oncle Ben toque à ma porte. Il attend que je lui dise d'entrer avant de passer la tête par l'entrebâillement :

— Coucou ma nièce. Caro et moi, on va se promener au bord du lac. Tu viens ?

J'acquiesce. Je parle le moins possible depuis le décès de mamie, parce que les paroles couvrent le bruit de mes pensées. Je pense tout le temps, tout le temps, tout le temps. Je me rejoue des scènes de moments passés avec elle, et parfois, je songe à l'inquiétude que j'ai dû causer à Bing. Je me demande comment il va, mais sans plus. Je ne ressens plus rien de toutes les belles choses que j'avais avant pour lui : mon cœur n'est qu'un immense désert gris sans saveur, sans émotions, sans sentiments. Il serait triste que je lui dise ça, mais j'essaie de ne pas penser à ça, il est loin, je ne réfléchirai à son cas que quand je serai sûre de le revoir bientôt.

J'enfile un sweat avant de sortir. Je sors rarement, aussi. J'estime que c'est une perte de temps parce que l'extérieur est rempli que distractions qui me tirent de mes pensées, et je préfère rester plongée dans ma tête.

Il m'attendent devant le portail, avec le chien, parce qu'oncle Ben a un labrador qui s'appelle Oxo. Il est vieux, il a le museau gris alors que le reste de sa fourrure est noir brillant. Il vacille un peu sur ses pattes, alors on doit marcher très lentement, à son rythme. Ce n'est pas plus mal. En ville, tout va toujours très vite, de plus en plus vite, même. Il faut toujours faire plus de choses en même temps et gagner du temps pour avoir du « temps pour soi », alors que plus on en cherche, moins on en a.

Chez oncle Ben, c'est comme une parenthèse à l'écart de l'agitation extérieure, un véritable paradis pour les gens en deuil. Je suis bien chez lui. Je voudrais y rester longtemps, longtemps, et peu importe si je n'y vois pas Bing, je veux juste échapper à la douleur, ne pas l'affronter, la refouler loin, loin en moi, là où elle ne me fera plus souffrir.

Beurk, l'amourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant