Chapitre 2 - Maxi-Problèmes

430 40 5
                                    


Joey et moi avions pris le chemin du réfectoire en silence, sans échanger le moindre regard. Chacun de nous était perdu dans ses pensées, les miennes divaguant quelque part dans l'abîme sinistre de mes souvenirs d'enfance, ces rares fragments d'innocence qui m'étaient restés. L'image un peu floue mais toujours aussi bienveillante de mon oncle Dean, avant qu'il ne soit terrassé par ce que l'on appelait familièrement le « crache-misère », cette maladie des poumons qui atteignait un certain nombre des habitants de notre zone, surtout ceux qui avaient travaillé trop longtemps dans les galeries.

Il s'agissait, si j'avais bien compris, de minuscules champignons qui se développaient dans notre organisme au contact du froid et de l'humidité et finissaient, au fil des ans, par entraîner une obstruction irréversible de nos voies respiratoires. Ça commençait par une toux chronique, puis on crachait du sang et, enfin, on mourait. Personne ne savait si les savants d'En-Haut, ceux qui travaillaient à l'inaccessible Centre de Recherches Scientifiques, avaient étudié la maladie afin de trouver un remède. En réalité, j'étais persuadée qu'ils s'en fichaient comme de leur première blouse. Quand les Rampants étaient trop affaiblis par le crache-misère, on les « réformait », c'est-à-dire qu'on les renvoyait dans les bas-fonds de la Zone 0, où ils crevaient lentement avec pour seul revenu une misérable pension de retraite qui leur permettait à peine de manger à leur faim.

C'était là-bas, dans les « quartiers sombres », où s'entassaient les plus démunis dans des habitations de fortune, là où l'éclairage au Tri-quartz était quasi inexistant (on y faisait encore brûler l'huile grasse et puante récupérée sur les restes immondes des vers des galeries exterminés) et où l'on vivait encore en communauté, presque indépendamment du Système, qu'étaient nés mes tous premiers souvenirs.

Curieusement, ce n'étaient pas vraiment de mauvais souvenirs. Plutôt des images incertaines mais chaleureuses : le visage fatigué mais éternellement amical de mon oncle, cette belle femme à la longue chevelure d'argent qui me chantait des comptines d'un autre temps, les autres gamins qui couraient à moitié nus dans la moiteur crasseuse des ruelles, slalomant en criant comme des bêtes sauvages entre les nappes de fumée s'échappant des vieux poêles crachotant leurs infâmes relents d'huile de ver. Cette mauvaise odeur me faisait tousser, je ne l'aimais pas du tout. Alors Oncle Dean me mettait un peu de savon parfumé sous le nez, ce morceau de savon venu de la Zone du Milieu, la Zone 1, qu'il avait jadis pu s'offrir et qu'il gardait soigneusement dans une vieille boîte en métal rouillée.

Et puis, un jour, les dames de l'orphelinat étaient venues me chercher pour m'emmener avec elles.

Je n'avais pas compris grand-chose à l'époque, j'étais juste effrayée par toute l'agitation qui s'était créée soudain autour de moi. Étrange, comme ce qu'on arrive pas à comprendre lorsque l'on est enfant devient soudain terriblement évident quelques années plus tard... J'étais orpheline, comme mon ami Joey. Je n'avais plus de parents, plus d'oncle ni de tante. Pas même un cousin. Et j'appartenais corps et âme au Système. C'était la triste vérité. Cette chère Déléguée Ravenwood ne l'avait-elle pas si justement souligné, le fameux jour où elle m'avait annoncé que je devrais ramper toute ma vie quelque part sous la terre, à des milliers de mètres de ces gens d'En-Haut dont, finalement, nous ne savions rien ?

Je soupirai en apercevant les horribles baraquements dans lesquels nous étions logés. Serrés les uns contre les autres, ils avaient l'air d'une rangée de cubes gris et tristes. À côté, les Bas-Quartiers où j'avais passé mes plus innocentes années me paraissaient presque douillets. Là-bas, au moins, il y avait de la vie. Ici, nous allions et venions comme une docile armée de spectres silencieux, trop fatigués par nos rudes journées de travail pour avoir envie de discuter. Les ouvriers se connaissaient à peine, bien que certaines affinités se soient créées. Parfois, on voyait des sortes de clans se former, comme la bande du gros Maximus Winterfall, alias Maxi-Problèmes.

Ash Donovan et les Porteurs de Lumière - Tome 1 - Les Rampants et les ErrantsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant