65 - La terre - 2

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Alagan ouvrit les paupières et son regard croisa le doux visage doré de Shahina en train de lui éponger le front. Ses cils noirs ourlés soulignaient le clair de ses iris, et Alagan remarqua que ses yeux étaient rivés sur un point fixe du mur de pierre brute qui tapissait la grotte. Elle ne s'aperçut pas de suite qu'il était réveillé. Alagan posa alors sa main sur la sienne.

— Eh bien, tu as pris ton temps, lui reprocha gentiment Shahina. Comment te sens-tu ?

— J'ai mal à la tête et j'ai soif. Où sommes-nous ? Alagan examinait chaque recoin de la pièce dans laquelle il se trouvait.

— Nous sommes dans la maison de Nicodémus sur Édesse, expliqua-t-elle en lui versant de l'eau dans un verre. Cela fait quatre jours que le naufrage a eu lieu.

Son regard semblait très lointain.

— Quatre jours ?

Elle lui amena le récipient au bord des lèvres et l'aida à boire.

— Oui, lorsque nous sommes tombés à la mer, les éclaireurs nous avaient aperçus. Ils m'ont repérée, puis nous t'avons cherché, ainsi que Cassiopée, toute la nuit, en vain. Ce n'est que le matin, que nous t'avons retrouvé sur la plage. Tu avais de la fièvre, quelques blessures au front. Enfin tu n'as cessé de délirer depuis lors.

Shahina garda pour elle le fait qu'Alagan avait appelé Cassiopée et Kassandra, tour à tour, plusieurs fois dans son sommeil agité.

— Et Cassiopée ? Où est Cassiopée ?

Alagan n'aimait pas du tout l'expression gênée sur le visage de son amie.

— Elle est portée disparue, Alagan, mais ils continuent à la chercher.

Alagan avala sa salive. Chère Cassiopée, tendre Cassiopée, non. Tu ne peux pas nous laisser. Il sombra de nouveau dans l'assoupissement pour se réveiller quelques heures plus tard. Shahina veillait toujours à son chevet. Elle s'était endormie. Il effleura sa main, ce qui la fit sursauter. Puis il l'observa. Son regard avait quelque chose d'étrange, de vague. Ses yeux verts avaient perdu de leur éclat, comme si un voile blanc les recouvrait. D'un ton inquiet, il lui demanda :

— Shahina, tes yeux ?

— Oui, je crois bien que le soleil d'Édesse les a brûlés. Je suis aveugle, Alagan. Elle lui tapota la main comme pour l'apaiser et se rassurer elle-même.

Elle allait continuer lorsqu'ils entendirent des pas s'approcher. Une voix toussa, comme pour s'excuser :

— Bonjour, Nicodémus, chef des tribus autochtones d'Édesse et gouverneur de la baie du Loth. J'ai cru comprendre que vous étiez réveillé.

Il avait un visage buriné et une superbe barbe blanche. Solidement bâti, il semblait davantage marqué par l'empreinte du soleil que par celle du temps. Il portait une vieille salopette sale et une chemise écrue.

— Comment vous sentez-vous ? s'enquit Nicodémus.

— J'ai ce mal de tête qui ne me quitte pas, mais sinon, ça va, répondit Alagan.

— Et votre vision ? interrogea-t-il à l'adresse de la jeune femme.

— Oh, aucun changement. Au moins, mes yeux ne pleurent plus.

— Ce ne devrait être que passager, la rassura-t-il. Votre vue reviendra lorsque votre corps se sera accoutumé à l'île. La perte de la vision affecte de temps à autre les étrangers dotés du don de prescience.

— Mais comment savez-vous ? demanda Shahina, surprise.

— J'ai moi aussi le don du présage, Shahina.

— Vous êtes donc au courant pour les palatins ? s'enquit l'Indienne.

— Mais, mon enfant, tout le monde sur cette île est palatin. Dans la langue d'Édesse, palatin signifie « voyageur de l'esprit ». Si vous ne l'étiez pas, vous ne seriez plus là pour en parler. Notre atmosphère est emplie de coléine. Si vous n'étiez pas palatin, vous auriez succombé à une overdose.

À ces mots, Shahina et Alagan se pétrifièrent, réalisant le danger que couraient Cassiopée et Kyle à pénétrer sur l'île. Il poursuivit :

— Elle est omniprésente ici : dans l'eau, la végétation, dans l'air, dans la terre. C'est grâce à elle que le sol d'Édesse est encore fertile et a résisté aux pollutions de votre monde. Tout autochtone reçoit en héritage de cette terre, l'un des deux dons ancestraux : les Voyageurs de l'Esprit ont le don du Présage et les Palatins des Mouvements, celui de Convoyage. Mais ce cadeau un prix. À votre arrivée, l'afflux de coléine secoue votre corps et entraîne des réactions souvent assez violentes. Vous avez perdu la vue, dit-il à l'attention de Shahina, probablement parce que la poétesse veut vous pousser à mieux dévoiler et utiliser votre don de prescience.

— La poétesse ? interrogea Alagan, essayant d'oublier le sort de Cassiopée quelques instants.

— Oui, la grande dame qui apparaît en songe de temps à autre pour orienter nos choix. C'est la protectrice d'Édesse.

— Vous voulez parler de la Dame Amarante ?

— Vous l'avez déjà vue ? demanda, étonné, Nicodémus.

— Oui, assez souvent, en fait. C'est elle qui m'a fait venir. La nuit dernière, elle a même évoqué une source blanche.

Nicodémus eut un mouvement de recul, inquiet. Il ne répondit pas tout de suite, puis reprit la parole, l'air soudain méfiant.

— Dans le billet que je viens juste de recevoir de Séoras, il ne mentionnait pas que l'équipe de Blumen allait forer le gisement source.

— L'objectif est de l'éviter, intervint l'Indienne, le regard dans le vide. Blumen est un allié. Il ne laisserait pas une chose pareille se produire. Avez-vous des nouvelles de leur navire éclaireur ? demanda-t-elle, anxieuse d'avoir des nouvelles de Kyle.

— Nos voyants les ont vus. Ils sont encore assez loin. Je ne pense pas qu'ils arrivent sur nos côtes avant un mois.

Il fit une pause, réfléchit.

— Au fait, la jeune demoiselle est presciente, mais vous, quel est votre don d'Édesse ?

— Je crois que je n'en ai plus, regretta Alagan, qui, effectivement, ne parvenait plus à lire dans les pensées.

— Comme Shahina, votre don réapparaîtra en temps et en lieu.

Changeant de sujet, il reprit :

— Bon, règles d'usage des insulaires : la coléine est une substance qui stimule la vitalité de l'organisme. Il est vrai que l'on peut la voir comme une sorte de drogue. Sur Édesse, on la trouve dans sa forme la plus naturelle, et, utilisée de manière adéquate, elle n'est pas nocive, mais sa concentration est telle que le corps ne peut plus l'évacuer. La coléine d'Édesse se fixe de façon quasi définitive. L'organisme met des années à pouvoir l'inhiber et ce n'est pas le substitut frelaté du C5 qui peut permettre de régler le problème. Il fit une pause, puis reprit, sur un ton plus grave :

— Les quelques rares individus qui ont essayé de repartir n'ont pas survécu au sevrage brutal. Je me dois de vous prévenir. Ne sous-estimez pas ce point.

Shahina et Alagan s'inquiétaient pour leurs proches. Kyle. N'y avait-il aucun moyen de l'avertir avant qu'il ne soit trop tard ? Et Cassiopée, était-elle seulement encore en vie ? Mamily, allait-il la revoir un jour ?

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant