34 - Le Duncan Café

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Le lendemain, n'y tenant plus, il laissa un message à l'attention de Kassandra : « Ai du nouveau. Retrouve-moi à 20 h au Duncan Café ». Il ne reçut pas de réponse, mais se risqua à y aller. Il ne pouvait se polariser sur rien d'autre de toute manière.

Le Duncan Café était un de ces endroits à la mode qui cherchaient à recréer le style des tavernes d'antan. L'heure du couvre-feu énergétique approchait, et il restait peu de monde accoudé au comptoir. Alagan prit un tabouret et commanda une pinte de bleuze. Il observa le barman attraper une grande chope en céramique de la première rangée de son étagère et la placer sous le robinet d'un énorme tonneau. Un liquide miel aux accents bleutés en sortit sous pression et le serveur dut ôter le trop-plein de mousse avec un racloir. Le bar, en chêne massif, n'accueillait que deux clients et quelques cendriers. Alagan porta la pinte à ses lèvres. L'écume lui pétilla au visage, l'éclaboussant, et il huma l'odeur de malt et d'épeautre fermentés auxquels avait été ajouté du curaçao synthétique. Il avait bu ses premières gorgées au milieu de la fumée de cigarette et des relents de malt, lorsqu'il la vit arriver, vêtue d'un jean et d'un chemisier uni dont le bleu rehaussait la couleur de ses prunelles claires. Elle lui adressa un sourire timide et rapprocha un tabouret haut à côté d'Alagan. Même en pantalon décontracté, Kassandra avait de la classe.

— Pas très féminin, ton rencart, releva-t-elle en guise de bonjour.

— J'en conviens, mais c'est un endroit neutre où nous pouvons discuter à peu près librement.

Son visage délicat rayonnait bien plus que dans son souvenir. Ses gestes étaient gracieux.

— Tu as trouvé facilement ?

Elle ne répondit pas, préoccupée par le but de son rendez-vous.

— Alagan, pourquoi m'as-tu fait venir ?

Ils échangèrent un long regard, et Alagan s'efforça de détourner les yeux le premier.

— Je voulais m'excuser, pour l'autre fois, arriva-t-il à bredouiller. Et puis, Kassandra, il nous faut faire attention, le C5 procède de plus en plus souvent à des arrestations surprises. Certains prétendent qu'ils enlèvent les palatins.

Il s'était mis à chuchoter de peur d'être entendu.

— Je sais, confirma Kassandra en baissant le ton. C'est pour cela que je suis mal à l'aise d'en discuter. Mais que peut-on faire ?

Elle parlait d'une voix plaintive et, s'il n'avait été aussi timide, il l'aurait étreinte immédiatement pour la réconforter.

— Il faut trouver un contact à la Rébellion, murmura-t-il encore plus bas.

Il s'interrompit, car Kassandra fut prise d'un vertige et serait tombée du tabouret si Alagan ne l'avait retenue. Les yeux fermés, elle semblait perdue, dans une sorte de transe.

— Kassandra, qui y a-t-il ?

Il posa sa main sur son bras, mais elle était ailleurs. Elle rouvrit les yeux, livide.

— Les patrouilleurs. Ils sont derrière la porte et ils vont entrer. Pour nous.

Il capta dans ses pensées la nature de sa vision. Il se leva d'un bond, l'empoigna, puis l'entraîna à toute vitesse vers le fond du café. Ils passèrent successivement devant les toilettes et la cuisine au moment où les militaires du C5 fracassaient l'entrée en criant :

— On ne bouge plus ! Saisie du gouvernement en cours. Nous recherchons deux terroristes !

Leurs cœurs se mirent à battre la chamade tandis qu'ils s'efforçaient de trouver une issue. Alagan atteignit l'arrière-cuisine, regarda Kassandra droit dans les yeux, lui demandant s'ils avaient posté des patrouilleurs du côté de la seconde sortie. Elle acquiesça.

— Combien ? l'interrogea-t-il, en priant qu'elle ait eu le temps de visualiser la réponse.

— Deux, articula-t-elle à peine essoufflée. Je sais me battre, ajouta-t-elle.

Il passa un œil furtif à travers le hublot de la porte, fit signe à Kassandra de se baisser pour ne pas qu'ils l'aperçoivent. Il ouvrit avec violence la porte, assommant le garde qui se trouvait juste derrière. Le deuxième patrouilleur n'eut pas le temps de le mettre en joue et de toucher son émetteur qu'Alagan était déjà sur lui en train de lui fracasser les côtes avec un « mawashi geri ». J'ai le meilleur coup de jambe du cours de karaté, se rassura-t-il. Dans une superbe rotation des hanches, il compléta avec un coup de coude en arrière et cassa le nez de son adversaire. Tiens, prends ça. Il termina avec un coup de pied de côté et l'homme tomba à terre, évanoui. Et de deux ! Tout s'était passé très vite, et il n'avait pas remarqué que le garde, derrière la porte, avait retrouvé ses esprits. Kassandra agile, lui avait bien assené de jolis coups de pied et avait même réussi à faire voler son arme hors d'atteinte, mais le patrouilleur mesurait près de deux mètres. Elle ne faisait pas le poids. Le colosse l'attrapa et appela du renfort par son émetteur.

Les yeux de Kassandra s'emplirent de larmes tandis qu'elle arrêtait de se débattre. Fortement maintenue par son geôlier, elle trouva la force de crier :

— Pars ! Laisse-moi ! Ils arrivent, nombreux. Maintenant ! Tu n'as aucune chance. Fuis, Alagan ! Prend soin de...

Elle s'arrêta.

— Prends soin de tes amis, de Cassiopée, compléta-t-elle en pleurant.

Il la regarda étrangement, avec l'impression qu'on lui arrachait le cœur. Il venait de perdre Mamily ; il n'était pas question de la laisser ! Non ! Il y avait forcément une alternative. Kassandra hurla, le chassant, l'implorant de la quitter.

— Tu ne serviras à rien en captivité ! Pars ! Je t'en supplie ! Va-t'en !

Il se sentit impuissant, en colère. Nul. Puis, il se résolut. La mort dans l'âme, il la laissa, se jurant de revenir la sauver. Reprenant pied avec la réalité, il entendit les patrouilleurs. Mué par l'instinct de survie, il détala, mécaniquement, aussi rapidement qu'il put. Les voix se rapprochèrent. Vite ! Il prit une ruelle puis une autre. Mais pourquoi lui avait-il donné rendez-vous ? Sans lui, elle n'aurait pas été capturée. Vite ! La gorge nouée, la respiration haletante, il tentait de semer ses poursuivants tandis qu'il était assailli par la culpabilité. Il n'avait aucune idée d'où aller. Il ne pouvait plus retourner chez lui. Les bruits de pas se rapprochaient. Vite ! La trouille au ventre, il accéléra, à en perdre haleine, droit devant lui, tandis qu'un sentiment de panique s'était emparé de lui. Les édifices défilèrent sous ses yeux dans une ombre grise et austère. Un regard furtif à l'arrière, lui fit remarquer qu'il avait légèrement distancié les patrouilleurs et il commença à dominer sa peur. Déchiré, en colère, le temps n'était pas à l'atermoiement. Il élaborerait un plan pour sauver Kassandra et Mamily. Pour cela, il lui fallait survivre. Mais où aller ? Où pouvait-il donc se cacher ? Son cœur commençait à s'essouffler lorsqu'une porte dérobée s'ouvrit devant lui :

— Par ici, Alagan.

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant