81 - La Chapelle - 1

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Dans la chapelle de la forteresse, Kassandra regardait Alagan inconscient. Cela faisait six heures qu'il était dans le coma. Elle l'appelait, mais il ne réagissait pas. Les yeux d'Alagan, fixes, brillaient d'une étrange lueur blanchâtre. La jeune femme hésita un moment, puis, de la pointe de son épée, fit sauter son init. De grosses larmes de sang coulèrent de la blessure et s'écrasèrent une à une en petits sillons, dans l'eau lactée du bassin.

Alagan  sentit une chaleur tiède l'envelopper peu à peu et lentement, reprit ses esprits. Survivre. Lutter pour la survie d'Édesse. Dans un sursaut de rage, il se dégagea avec une force extraordinaire, des bras squelettiques de la succube et fut soudain expulsé avec violence de l'Entre-Deux.

Le sol se mit à trembler et le ciel à gronder tandis qu'Alagan revenait à lui sur les marches du piédestal. Des trombes d'eau blanche se mirent à couler bruyamment de la gargouille et remplirent le bassin encore davantage. Alagan y baignait maintenant jusqu'à la taille.

Les yeux de Kassandra s'étaient arrondis :

— Mais... qu'est-ce ?

Elle regarda le liquide écru couler des gargouilles, puis dévisagea à nouveau Alagan, incrédule :

— Mais comment as-tu pu réactiver le pouvoir de la Source ?

Il rassembla ses forces et tenta de recouvrer ses esprits.

— La Source ? Oui, bien sûr, songea-t-il tout haut, heureux d'être en vie et réalisant qu'il baignait dedans.

Sa main ramassa un peu d'eau lactée du bassin et il resta pensif devant le filet blanc qui coulait entre ses doigts. Il mit machinalement la main à sa nuque pour sentir le creux de l'empreinte qu'avait laissée l'init. Il n'y avait qu'une toute petite plaie. Il observa alors les gargouilles cracher des litres de coléine dans le bain.

Son regard se porta ensuite sur Kassandra et ce qu'il lut dans le bleu sombre de ses yeux le pénétra si intensément qu'il en resta de marbre. Il venait de recouvrer son don, mais les pensées de sa compagne l'alarmèrent au plus haut point. Ses traits se durcirent et sa mâchoire se crispa, ce que nota la jeune femme qui mit aussitôt la main sur le pommeau de son épée.

— Je crois que tu as retrouvé ton don ? hein ? se risqua-t-elle avec un sourire forcé.

Les doigts de la jeune femme taquinèrent la garde de sa lame.

Tandis qu'il opinait de la tête, incapable de parler, il intercepta une nouvelle fois le flot de ses pensées et ce qu'il y lut lui déchira l'âme. Il demeura longtemps immobile, la bouche sèche, pendant que, dans sa tête, se bousculaient des bribes d'émotions confuses. Paralysé par la stupéfaction, il mesurait peu à peu toute l'ampleur de ce qu'il venait de comprendre.

Après un brin d'hésitation, Kassandra dégaina, et le mit en joue. Dans un geste fébrile, encore abasourdi, il sortit à son tour la lame de son fourreau. Un court instant, il pensa qu'elle avait changé d'avis, mais soudain, elle brandit son arme et allongea si vivement un fin coup d'épée qu'Alagan eut peine à l'éviter. Il tenta de s'immiscer à nouveau dans son esprit, mais elle le contra. Après tout, la Rébellion elle-même ne l'avait-elle pas entraînée à bloquer son esprit ?

Dans tous ses pires cauchemars, jamais il n'avait pu envisager que Kassandra puisse se retourner contre lui. La jeune femme haussa un sourcil et un sourire moqueur apparut sur ses lèvres :

—  « C'est fini, Alagan! ».

Elle le déstabilisa au point qu'il laissa retomber sa vigilance, et seul son instinct lui permit d'éviter la lame de l'épée dont il entendait encore le souffle de l'air qu'elle avait déplacé. Il eut le sentiment que le fer lui avait perforé le cœur. Cela ne se pouvait. Elle ne pouvait pas sérieusement vouloir le tuer ! Il ne savait plus quoi penser. Dévasté par la souffrance, infesté  d'amertume, il peinait à comprendre d'où venait cette méchanceté soudaine. En quelques minutes, elle venait de  ravager son existence et de faire rase des instants de pureté qu'ils avaient vécus pour simplement l'anéantir. À nouveau, Il évita de justesse un coup mais elle l'avait déjà touché, au plus profond de son être, et y avait ancré une marque indélébile. Son âme en détresse n'était plus que désolation et chagrin. Une de ses petites voix lui murmura de se reprendre, mais le trou béant qui siégeait maintenant dans sa poitrine l'en empêchait.

— Alors, jeune palatin ! Tu ne vas tout de même pas flancher maintenant !

Ce fut sa voix froide et ses traits dédaigneux qui lui firent l'effet d'un électrochoc. Ragaillardi, il retrouva la force de parler et l'étau de ses doigts se resserra sur le pommeau de son épée.

— Je ne comprends pas, Kassandra ! Pourquoi toi ? Qu'est-ce qui te prend ?

— J'ai besoin de la Source, Alagan ! Il faut laisser forer Édesse !

— Mais pourquoi ?

— Parce que, sans elle, mon père est un homme déchu ! Il s'agit du gisement Source, Alagan ! Je retrouverai enfin grâce à ses yeux !

— Ton père ?

 « Oui, Ryan Moss. Ryan Moss est mon père », lut-il dans ses pensées.

— Mais tu condamnes Édesse, et en même temps les Terres si tu touches à la Source !

— Ce sont des mensonges inventés par la Rébellion. Mon père ne m'aurait pas envoyée ici si c'était le cas ! se défendit-elle tout en croisant le fer.

Il réalisa qu'elle lui avait menti. Depuis le début, elle n'avait eu pour seul objectif que d'être menée à la Source. Il lui avait assurément fallu une discipline de fer pour soustraire ses plans au pouvoir de télépathie d'Alagan.

— Mais que crois-tu ! Il lâcha un juron. À quoi sert la coléine sinon à asservir le peuple sous la dictature que Zamar et Moss imposent ? Comment peux-tu croire qu'un homme qui condamne des millions d'individus à une mort accélérée ait plus d'égard pour sa fille ?

Sa lame fondit sur lui en guise de réponse, mais il esquiva. Il reprit :

— Comment ? Comment as-tu pu feinter le Cercle des Prescients ?

— En me persuadant moi-même Alagan. Je me suis entraînée avant de rejoindre la Rébellion. Mais ne crois pas que cela a été facile. Et puis, je dois avouer que je m'étais attachée à toi, un peu plus que prévu...

Son épée était à dix centimètres du visage du jeune homme. Il sentit alors la coléine affluer dans ses veines et se muer en une colère froide qui, peu à peu, prit le contrôle de son corps. Des certitudes firent table rase de ses doutes. Édesse était maintenant sa terre, et il se devait de la protéger, fût-ce au péril de sa vie. Ce n'était plus une simple affaire privée. Non. Il aimait cette terre et savait qu'elle avait toujours été partie intégrante de lui-même. Le peuple entier d'Édesse et ceux des terres étrangères périraient si la Source libérait ses gaz toxiques.

Alors qu'un vent de froideur s'abattait sur lui, il se mura dans un masque de silence et alla puiser toute sa concentration. Le combat s'intensifia dans une succession de cliquetis métalliques et rythmés. Leurs corps s'animaient, tournoyaient dans une danse particulière qu'eux seuls maîtrisaient. Alagan se remémora les conseils de Kyle. « Suis ton instinct : ne pense plus à la technique. Tu as acquis ce que tu devais. Ce qui fera de toi un combattant hors pair, c'est ton intuition et ton anticipation des gestes de l'autre ». Mais Kassandra était douée ; elle l'avait toujours été, d'ailleurs.

Il se déplaça, agile et rapide, et se retrouva en un éclair face à elle, si bien qu'elle n'eut pas le temps de le contrer. Trop proche, il pouvait sentir le souffle de son haleine framboisée. D'une poigne colossale, il réussit à immobiliser son bras armé. Il resta ainsi pendant un court instant, des pensées contradictoires dans la tête. Il se mit ensuite à caresser sa cuisse droite de la pointe de sa lame, comme une réminiscence des moments qu'ils avaient passés ensemble. Quelque chose le retenait encore au plus profond de lui. Il ne pouvait frapper celle qu'il avait aimée, soudain si fragile, si blessée. Mais il n'eut pas le temps de s'apitoyer sur la douleur qui lui traversait l'âme, car, telle une furie, elle le repoussa de sa main gauche avec une puissance inouïe et parvint à se libérer. Elle s'écarta, recula, reprit sa respiration. De colère, elle le quitta des yeux un instant, et jeta son dévolu sur une bûche de bois qui traînait à terre à quelques pas de là. Elle se concentra et déplaça le rondin par télékinésie vers Alagan. Il fut surpris. Elle cumule les deux dons ? S'il n'avait été maintes fois entraîné lors de ses combats avec Riogade, il aurait eu grand-peine à éviter la masse qui fondit sur lui tel un rapace affamé piquant sur sa proie. Il eut chaud, trébucha, mais l'énorme morceau de bois retomba à côté de lui dans un long claquement sec, suivi de quelques échos plus discrets.

— Oui, j'ai les deux dons. C'est moi l'Élue. Je suis l'enfant dual ! Seule l'union des deux dons peut contrôler la Source !

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant