68 - Retrouvailles

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Des bruits de pas rapides et agités réveillèrent Alagan. Il faisait encore nuit. Nicodémus tambourina à sa porte. Alagan bondit lui ouvrir.

— Nous l'avons retrouvée, annonça le septuagénaire amorçant un demi-sourire.

— Moh-Jeovdi soit loué, remercia Alagan.

Puis, devinant la prochaine question, Nicodémus enchaîna :

— Cassiopée est en vie. Enfin, elle est mal en point. Entre le naufrage et l'overdose de coléine, ses chances sont minces. Elle ne pourra survivre que si elle a un don. Telle est la règle d'Édesse...

Alagan accusa le choc. Il savait qu'elle n'avait révélé aucune aptitude extraordinaire. Dès qu'il vit les villageois apporter la civière où Cassiopée gisait inanimée, il courut l'accompagner jusqu'à la cavité voisine de la sienne, où ils l'installèrent. D'une pâleur effrayante, elle semblait avoir perdu beaucoup de poids ; ses mains et son corps étaient presque bleus. Il ne reconnaissait pas son amie, boute en train souriante aux yeux moqueurs. Non, la fille blême et inerte à côté de lui n'était pas sa Cassiopée et il en fut effrayé.

Il alluma un feu et s'assura de la couvrir de plusieurs peaux de mouton pour qu'elle se réchauffe. Il prit ensuite un linge chaud et le trempa dans une cuvette d'eau tiède pour l'étendre sur le front de Cassiopée. Elle ne réagissait pas. Nicodémus fit chercher le druide du village. Celui-ci confirma l'hypothermie sévère et l'empoisonnement à la coléine. Il ordonna qu'on lui ragaillardisse le corps à l'aide d'une huile et d'un onguent qu'il leur prépara.

Quand le druide fut reparti, Léna et Alagan entreprirent de frotter chacune des parcelles de peau de Cassiopée pour réactiver la circulation. Shahina les assista comme elle put, limitée par sa récente cécité. Ils se passèrent les mains à l'eau presque bouillante, puis enduisirent leurs doigts du baume de massage à l'eucalyptus et au camphre que leur avait remis le druide. Léna lui frictionna les pieds, les chevilles, les mollets, puis remonta vers les genoux et les cuisses tandis qu'Alagan lui massait les paumes des mains, la poitrine, la gorge, le ventre, tentant de faire refluer le sang. Ils recommencèrent ainsi pendant une bonne partie de la nuit. Alagan envoya ensuite Léna se coucher en la remerciant pour son aide précieuse. Resté seul avec Cassiopée, il s'adressa à elle :

— Allez, ma belle, tu ne peux pas me lâcher maintenant après tout ce qu'on a vécu, Cassiopée. Tu entends ! se fâcha-t-il. J'ai besoin de toi, j'ai besoin que tu vives !

Il essuya des larmes d'un revers de main rageur, puis un moment plus tard, épuisé d'inquiétude, finit par s'assoupir.

Au petit matin, elle avait perdu son aspect livide et recouvré des couleurs. Alagan qui s'était endormi par à-coups, la palpa et eut le sentiment qu'elle s'était réchauffée. Deux nouvelles journées s'écoulèrent, et tous se relayèrent à son chevet. Au troisième jour, son front devint brûlant. Alagan éteignit alors le feu, car on était en été, et retira les peaux de mouton pour ne laisser qu'un drap léger.

— Comment peut-elle passer d'une hypothermie à une fièvre aussi soudaine ? s'enquit Alagan.

— C'est l'empoisonnement, lui répondit Léna. J'essaye de filtrer toute la coléine de l'eau, mais je ne suis pas certaine que cela serve à quelque chose.

Tout à coup, ils la virent bouger, délirer, crier. Alagan s'approcha pour la rassurer, mais ses muscles se raidirent. Elle étendit les bras, envoyant valser le verre en céramique et la coupelle d'eau, posés à son chevet. La vaisselle vola en éclats au pied du lit. Alagan se pencha pour ramasser et se coupa. Au même moment, Cassiopée se mit à hurler comme une furie dans son cauchemar. Il se précipita sur elle, l'entoura, lui caressa le visage. Elle finit enfin par se détendre.

— Chut, lui murmura-t-il, calme-toi, je suis là, Cassie...

Nicodémus avait fait irruption dans la pièce, suivi de la démarche plus hésitante de Shahina. Léna s'approcha, mit sa main sur son front, nettoyant au passage les gouttes de sang qu'Alagan avait étalées à cause de sa coupure.

— Hum, dit Nicodémus.

— Qu'y a-t-il ? s'enquit Alagan, inquiet.

— Je trouve qu'elle a beaucoup de vigueur pour quelqu'un à l'agonie... Je ne la condamnerais pas si vite, si c'était moi.

Alagan lui adressa un sourire timide, priant que ce fût vrai.

Léna prépara un onguent ainsi qu'un mélange d'herbes que le druide lui avait donné pour apaiser la fièvre. Cassiopée resta sereine pendant deux heures. Puis de nouveau, elle se mit à s'agiter dans son sommeil, réveillant une nouvelle fois Alagan.

— Elle va... Ne lui fais pas confiance... Non...

Alagan la couvait des yeux, attristé, désarmé. Il lui prit les mains et lui parla :

— Cassiopée, chérie, tu rêves. Calme-toi, je suis là. C'est moi, Alagan.

— Alagan ? gémit-elle.

De grosses gouttes de sueur dégoulinaient sur son front. Son visage, ses oreilles, ses doigts et ses pieds étaient maintenant rouge-écarlate. Il réussit à lui faire boire quelques gorgées d'eau avant qu'elle ne sombre à nouveau dans un repos superficiel.

— Non... La fumée... La source... Vite, Alagan, vite !

— Quoi, Cassiopée, qu'est-ce qui se passe ?

Mais elle se rendormit et, cette fois, il lui sembla que son sommeil était plus profond.

Trois jours s'écoulèrent encore ainsi. Au quatrième, Alagan, éreinté par le manque de repos arriva comme d'habitude pour vérifier sa température. Il l'observa, paisible, étendue dans le lit, couchée sur le côté, ses longues mèches rousses éparpillées sur l'oreiller. Il entendit son souffle redevenu régulier, observa sa peau laiteuse, mais légèrement rosée, et se félicita qu'elle ait retrouvé son teint. Il la dévisageait, l'étudiant comme s'il la redécouvrait. Il la trouvait changée. Peut-être était-ce la couleur de ses cheveux. N'étaient-ils pas plutôt auburn ces jours-ci, ou bien était-ce parce qu'elle ne portait pas ses vêtements excentriques ? Son corps enveloppé dans le drap laissait deviner de jolies courbes rondes et harmonieuses. Oui, Cassiopée aussi était belle. Il chassa la pensée de son esprit et s'approcha d'elle. Lorsqu'il lui toucha le front, elle ouvrit les yeux. Elle cligna plusieurs fois, pour éclaircir sa vue et identifier son aide-soignant. Elle rassembla tout ce qu'il lui restait d'énergie pour parler :

— Pourpre !

— Quoi ? lui demanda Alagan en l'étreignant tendrement, trop content qu'elle soit enfin sauvée.

— J'ai besoin d'une robe pourpre, lui dit-elle.

Alors, Alagan comprit que le Cercle des Prescients venait de s'agrandir. Il l'embrassa affectueusement et soupira de soulagement.

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant