85 - Le gouverneur

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Une semaine s'était écoulée depuis la bataille. L'été serait bientôt fini, et si le soleil se levait maintenant un peu plus tard, les journées restaient chaudes. Au village, étendu sur un lit, Kyle se mourait, au plus grand désespoir de Shahina. Cassiopée et Guillaume, le petit-fils de Nicodémus, les avaient rejoints dans la cavité de l'Indienne avec le petit koalin dont ils avaient la responsabilité, tandis qu'ils assistaient, impuissants, aux derniers moments du maître d'armes.

Lorsqu'il apprit la nouvelle, Alagan se précipita à son chevet. Lorsqu'il entra dans la grotte, le petit koalin sursauta en reconnaissant le pas de son maître et, de joie, sauta sur lui toutes griffes dehors, lui éraflant la main. Mais Alagan n'avait d'yeux que pour son ami, dont le corps figé gisait sur le lit. Sa respiration faible était imperceptible et les draps ne semblaient pas même se soulever au-dessus de sa poitrine. En sautant, l'animal avait aussi éraflé Kyle et, lorsque le jeune palatin mit sa main sur le bras du maître d'armes, leur sang se mélangèrent un court instant. Alagan tira une chaise auprès de son ami et s'assit en soupirant :

— Cher Kyle, que cette victoire est emplie d'amertume sans tes taquineries et tes jeux d'armes habiles. Que la route est cruelle pour celui qui a traversé les mers sans hésiter. La tristesse nous ravage et pourtant, je ne puis me résoudre à te voir là gésir, impuissant, empoisonné par la sève qui s'égare soudain tant elle ne semble faire preuve d'aucun bon jugement.

Il resta silencieux de longues minutes, l'animal assis sur ses genoux. Chassant gentiment le koalin, il se pencha sur le visage livide de son ami, attristé par ses traits raidis et anguleux. Il lui fit ses adieux. Ensuite, il se releva, s'apprêtant à partir, non sans avoir une fois encore, espéré secrètement, voir battre ses paupières. Sa main droite le piqua et il chercha longtemps la petite griffure qu'avait laissée le koalin, pour finalement ne voir qu'une fine gouttelette blanche s'écraser sur le sol.

*

* *

Quelques jours plus tard, tous les villageois s'affairaient pour accueillir les bergers lorsque la nouvelle se répandit au sein des insulaires. Les femmes et les enfants avaient revêtu leurs plus beaux atours et les musiciens retrouvé leurs flûtes, leurs cors et leurs harpes pour chanter les louanges de l'Élu. La joie et la fierté avaient refait leur nid dans le petit village.

En ce matin de fête, les terres fertiles d'Édesse étaient encore gorgées de rosée. L'air devenait plus frais et Alagan s'était réveillé aux premiers rayons du soleil. Les dernières paroles de la Dame Amarante lui donnaient la migraine et le souvenir de Kassandra, qui ne s'estompait guère, laissait un vide incommensurable dans son cœur. Pour ne rien arranger, maintenant que le calme était revenu, il avait le temps de penser, à Mamily, à Nam et Séoras, en se demandant bien quand il les reverrait, si toutefois il les revoyait un jour. Il eut une pensée pour tous les bergers morts lors de la bataille, innocentes victimes d'un envahisseur cupide et inhumain. C'est donc partagé entre la mélancolie et le poids de ses nouvelles responsabilités, qu'il revêtit l'habit de cérémonie que lui avait offert Nicodémus. En étoffe de soie blanche, orné d'une ceinture pourpre et verte aux couleurs de l'île, le costume était brodé main au col et aux manches. Le rouge des voyants, le vert des convoyeurs entrelacés finement pour former la lettre E. Alors, il entendit son nom acclamé de toutes parts bientôt suivi par celui de Moh-Jeovdi. Habillé et coiffé, muni du bâton blanc, il avança sur la terrasse de la cavité, suivi du petit koalin qui ne le quittait plus. Le soleil caressait la foule pleine de vie, cette même foule pressée de célébrer la victoire. Et l'on voyait partout les rues jonchées de fleurs et ornées des deux bannières d'Édesse : le visage d'un homme sur fond de vagues pour le Sud et celui d'une femme sur fond de montagnes pour le Nord.

À ses côtés, Cassiopée et Shahina, dans la robe des prescients, soutenaient un Kyle convalescent. La foule s'était rassemblée aux pieds de la grotte de Nicodémus et le vieil homme lui-même était resté en retrait, car celui que la foule réclamait n'était pas le vieux gouverneur de la baie du Loth, mais le palatin aux deux dons, celui qui lit dans les pensées et guérit par le sang.

Cassiopée observait la scène calmement. Elle assumait désormais son amour profond pour Alagan, dût-elle l'aimer en silence. Elle savait qu'il lui faudrait du temps pour oublier Kassandra, mais elle avait eu la vision qu'un jour, elle se tiendrait à ses côtés, un enfant dans les bras.

Alagan contempla la foule amassée à ses pieds. Son regard s'arrêta sur Khaled, le gouverneur du nord. Il le fixa quelques instants, intrigué par une impression de déjà vu, puis ses yeux se portèrent sur son étendard. Il représentait le visage d'une femme qu'il reconnut sans l'ombre d'une hésitation.

Sa mère.

Alors, la mémoire lui revint, ses jeux d'enfant sur Édesse, les disputes de ses parents, le départ de sa mère pour le continent et la folie de son père, complètement perdu et désespéré sans elle. Il se rappela l'appartement en face de la tour Torseck dans lequel il vécut quelques semaines avec son père dans l'attente de l'heure quotidienne où sa mère les rejoignait. Il se rappela le dernier soir et la promesse qu'ils lui avaient faite d'être rentrés à son réveil. Son cœur se serra, mais son esprit le tranquillisa. Il prendrait le temps de connaître toute l'histoire.

En contrebas, le peuple s'agenouilla à la vue du jeune adulte aux cheveux blancs. Les hommes et les femmes mirent la main sur le cœur et commencèrent à réciter la Prière universelle :

Par l'union du péché et du sang blanc naîtra

Celui qui par la Voix tous les peuples unira

Dans une paix nouvelle, empreinte de sagesse

L'Élu de Moh-Jeovdi, l'enfant dual d'Édesse

Verset I de la Grande Poétesse, L'Annonciation

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant