66 - Le dîner - 1

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Le jour suivant, Alagan se tenant enfin debout, Nicodémus l'invita à se joindre à eux pour le dîner. Il le rassura sur le fait que les recherches pour localiser Cassiopée battaient leur plein et lui rappela que ne pas manger ne la ferait pas revenir plus vite. L'init d'Alagan ne saignait plus et sa dernière migraine était passée. Il quitta la petite cavité qui lui faisait office de chambre, à côté de la grotte principale de Nicodémus, et pénétra dans la grande pièce qui servait de salle à manger. Il titubait encore et dut se raccrocher à Shahina pour ne pas s'écrouler de faiblesse. Il n'avait rien avalé depuis des jours. Trois longs chandeliers aux flammes d'un jaune vif dansaient avec entrain, laissant les ombres se pavaner sur les parois et une partie du plafond en pierre blanche. Sur le sol, un épais tapis carmin venait rehausser la couleur de nacre des murs. Six enfants jouaient et couraient. Nicodémus s'assit en bout de table et sa femme, Léna, invita gentiment tout le monde à prendre place. La table était en vieux chêne usé par les innombrables festins qu'elle avait dû servir s'il l'on s'en tenait à l'empreinte de ses pieds massifs, immortalisés dans le tapis. Une odeur de viande fumée envahissait toute la pièce. Nicodémus tendit une chope de bière à Alagan et Shahina, puis désigna un homme d'une quarantaine d'années:

— Je vous présente mon deuxième fils, Luther, et, à sa droite, ma fille, Estrella. Leurs époux, Shainoor, Serge et les six canaillous qui feignent d'être sages sont mes petits-enfants.

Alagan, inquiet pour Cassiopée, prit sur lui de faire bonne figure. Il goûta la bière dont l'arôme fruité rendait soudain celui de la bleuze fade et sans attrait. Il avala une nouvelle gorgée tout en observant la scène avec des yeux bien ronds.

— Assez parlé, grand-père, interrompit sa femme Léna. Essayez de manger un peu, Alagan. Vous allez voir, je fais la meilleure choucroute du village. Je vous sers ?

Alagan détailla l'énorme plat de chou en saumure, parsemé de baies de genièvre au milieu duquel siégeait un carré de porc salé, du jambonneau, des saucisses et du lard fumé, le tout agrémenté de pommes de terre. Il n'avait jamais rien vu de semblable, lui qui mangeait des pousses de salades à tout bout de champ. L'Académie de la Rébellion avait un peu commencé à aiguiser son sens du goût, mais sa culture culinaire restait encore très pauvre. Inquiet pour Cassiopée, il n'avait pas faim, mais décida d'être poli. Tous les hommes disponibles de Nicodémus étaient à sa recherche, mais il ne se sentait pas à sa place.

— Merci, répondit-il poliment.

La saveur fumée du plat sur ses papilles lui arrondit les yeux d'étonnement.

— Et vous, Shahina ?

— J'en serais honorée.

Ils goûtèrent au mets parfumé de vin blanc avec une joie coupable. Comment pouvaient-ils prendre plaisir à table, alors que Cassiopée était dans le pire des cas au fond de l'océan ou, espérait-il, échouée quelque part. Alagan observa discrètement les convives et s'aperçut qu'aucun d'entre eux n'avait d'init. Il n'en dit rien.

Toute la tablée discuta courtoisement et presque tous finirent leur assiette, pourtant généreusement garnie. Léna apporta du fromage, mais Alagan n'osa pas y toucher tellement il sentait fort. Le dîner se poursuivit sur une tarte aux fraises. Avec l'autorisation de leurs parents, les enfants se levèrent de table. Le plus petit, Guillaume, s'arrêta tout net en fixant Alagan.

— Papa, papa, appela-t-il. Alagan, il a un init, désigna-t-il du doigt.

— Excusez mon fils, dit Luther en attrapant son doigt. Puis, reprenant à l'attention du petit : enfin, Guillaume, on ne montre pas du doigt. Ce n'est pas poli. Et puis ce n'est pas le premier que tu vois. Papa t'a déjà expliqué dans le C5, les gens reçoivent l'init lors de leur baptême. Ici, nous ne le faisons pas, car nous n'avons pas la technologie. Et puis, il faudrait commencer par pouvoir émettre avec toutes ces perturbations électromagnétiques qui nous entourent.

— Vous n'avez aucun accès au cyberespace sur l'île ? s'étonna Alagan.

— Aucun, confirma Luther. Nous ne disposons pas des matières premières nécessaires sur l'île et toutes les tentatives du C5 pour installer l'infrastructure ont échoué. Ici, les gens disent qu'Édesse est une terre hostile à la technologie. Vous savez, la plupart des gens ignorent ce qu'est le cyberespace. N'oubliez pas que hormis les palatins du gouvernement qui sont venus et qui ont adopté notre mode de vie, tout le monde est né sur Édesse. De génération en génération, nous avons transmis à nos enfants, le savoir de nos ancêtres pour la chasse, la culture, la pêche, le tissage, la prière, etc. Aucun d'entre nous n'a besoin de la matrice comme vous, pour vous évader du réel. Nous avons tout sur l'île pour manger, vivre, nous guérir, nous amuser et être heureux. Notre art de vivre est resté tel quel depuis des générations. Et puis, nous avons de temps à autre des émigrants pour nous donner des nouvelles du reste du monde, ajouta-t-il en souriant.

Par la fenêtre, la senteur forestière de la fin de journée attira son attention. Un colibri voleta à quelques centimètres de l'ouverture et semblait narguer de son long bec le spectateur. Alagan réalisa alors à quel point sa vie dans le C5 était artificielle. Il y avait sur l'île tout ce qu'il essayait de simuler dans le cyberespace. Il ajouta :

— Je vous trouve très lucide, pour quelqu'un qui n'a jamais vécu à l'extérieur de ce territoire !

— C'est parce que j'ai beaucoup fréquenté les anciens agents du gouvernement qui sont aujourd'hui sur l'île ; vous savez... Galadis et Belchior ! Ils m'ont tellement parlé de leur monde que c'est un peu comme si je l'avais moi-même connu.

Les deux noms évoqués lui rappelèrent alors les coupures de presse qu'il avait entrevues en fouillant la bibliothèque gouvernementale, dans le cyberespace : « Nous sommes sans nouvelles des deux agents envoyés en mission sur Édesse — Galadis Citz et Belchior Morus. »

— Je vous les présenterai, reprit Luther. Par ailleurs, votre init ne vous sera d'aucune utilité, ici. Même le gouvernement est incapable de vous tracer ou de savoir que vous êtes encore en vie. Je sais que c'est difficile, mais la seule personne qui ait jamais réussi à créer un pont entre Édesse et le monde des C5 est la Grande Poétesse.

— La Dame Amarante, corrigea Alagan.

— Oui, si vous préférez.

— Et où peut-on la trouver ? s'enquit Alagan.

Luther interrogea son père du regard et Nicodémus reprit la parole.

— La Poétesse repose en paix dans un endroit que nous gardons secret, pour sa protection et celle d'Édesse.

— Elle est morte ?

— Disons qu'elle est plongée dans un profond coma depuis plusieurs années déjà.

Son enveloppe corporelle était donc encore intacte et, maintenue en vie. Cette nouvelle ne surprit pas vraiment Alagan. Au fond de lui, il lui semblait qu'il l'avait toujours su.

À la fin du repas, Nicodémus se leva, se dirigea vers un large buffet et sortit une pipe en bruyère du tiroir. L'objet était magnifique. Sculptée de la main de ceux qui ont le temps et la patience, elle évoquait la tour d'un château. Il la bourra, prit une branchette qu'il alluma dans la flamme du chandelier et tira une longue bouffée. Les brindilles brun clair de tabac rougeoyèrent, puis commencèrent à se consumer lentement en craquant et en libérant un effluve épicé sec et mielleux. Un peu plus tard, il laissa échapper un peu de fumée blanche de ses lèvres et l'odeur singulière du tabac à pipe envahit la pièce.

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant