Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️

39 - La coléine 1

Le tintement d'une cuillère dans une tasse de porcelaine fit émerger Alagan d'un sommeil profond. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas rêvé de la nuit où ses parents avaient disparu, la nuit ou Mamily l'avait recueilli. Treize ans déjà. Il se massa la nuque endolorie et ouvrit doucement les paupières. La lumière artificielle le fit cligner des yeux. Ce n'était pas sa chambre. Où était-il ? Puis, il se souvint : la disparition de Mamily. Un manque terrible lui serra la poitrine. Elle lui avait sauvé la vie, l'avait aimé comme son propre petit-fils, et lui n'avait même pas été fichu de prendre soin d'elle ! Aïe. La tête lui faisait mal. Et cet étau dans le cœur ! Impression de vertige... Il referma vite les yeux, cherchant le confort d'un rêve, mais son cerveau en avait décidé autrement. La capture de Kassandra lui revint en mémoire, ainsi que sa fuite avec la Rébellion et enfin, la piqûre. Comment en était-il arrivé là ? Tout virait soudain au cauchemar. Ce ne pouvait être la réalité. Il se retourna dans le lit, écrasa sa bouche sur l'oreiller pour ne pas hurler et, dans un geste brusque, fit tomber la cruche à côté de son lit qui s'écrasa avec fracas. L'Indienne en train de s'affairer auprès d'une table ronde se retourna immédiatement.

Ses yeux d'un vert intense lui sourirent.

— Bonjour, lâcha-t-elle, à peine surprise, en ramassant les morceaux. Tu as faim ? Puis, en désignant la table à côté de sa couche : j'ai préparé un petit-déjeuner spécialement pour toi... Tu dois avoir une faim d'ogre.

Alagan, qui ne savait encore sur quel pied danser, grogna. Il aurait volontiers étranglé la séduisante serveuse, mais se contint. Il voulut se lever, mais sous les draps en Retext, il était nu.

Nullement impressionnée, la femme aux cheveux noirs lui lança un caleçon et reprit :

— J'ai une surprise.

Elle se dirigea vers l'entrée tandis qu'il se rua hors du lit pour s'habiller et voler une pomme. La porte s'ouvrit sur le visage rayonnant de Mamily. La bouche encore pleine, il se précipita vers elle, stupéfait, et étreignit sa grand-mère d'adoption de toutes ses forces.

— Mamily ! Oh, Mamily, tu m'as tellement manqué ! Il était en train de l'étouffer tellement il la serrait fort.

— Alagan, je... je ne peux plus respirer... articula-t-elle à grand peine.

— Oh, pardon...

Il s'écarta. L'étudia.

— Tu as l'air en pleine forme !

— Plus que toi, ces derniers jours, claironna-t-elle de sa voix chantante.

Il lui fit signe de s'asseoir avec lui à la table.

— Raconte-moi tout...

Il était tellement heureux de pouvoir à nouveau entendre son accent ensoleillé.

— Eh bien, cette demoiselle Shahina qui t'a soigné, a pris contact avec moi en me disant qu'elle avait eu la vision de mon enlèvement par le C5 du fait de mon hépatite.

— Tu as une hépatite ?

— Oui, mais ne t'inquiète pas.

Elle reprit :

— Elle n'a pas eu trop de mal à me convaincre de venir avec elle. J'avais remarqué la présence de patrouilleurs chez Madame de Fonsegrives, Alagan. Je sais que c'est le C5 qui organise les enlèvements.

Alagan plissa le front.

— Et puis, le papa de Shahina, ce monsieur Séoras, m'a présenté le Comité des Sciences. Ils m'ont fait des analyses et ont commencé à me soigner. Ce sont des gens absolument charmants, se réjouit-elle. Je suis si contente d'être ici, avec toi mon chéri.

Elle prit la main d'Alagan dans la sienne et il la serra fort tout en terminant sa bouchée. Un flot de questions envahirent son esprit, mais elles attendraient un peu. Prêt à dévorer un lion, il se jeta sur le reste du plateau-repas qu'avait amené Shahina. Il s'empara d'une poire et s'arrêta béat d'admiration, devant les autres fruits. Une cascade de fraises, de framboises et de mûres entourait les pommes et les poires. Il n'en avait jamais vu de pareils.

— Mais comment as-tu fait pour trouver ces denrées ?

— Nous avons nos cultures, Alagan. Tu apprendras tout cela en temps utile à l'Académie, lui répondit Shahina.

Il croqua à pleines dents dans la poire.

Parle-moi de la Rébellion, Shahina. Je t'ai entendue dire qu'il y avait deux groupes de palatins ?

Il avait parlé la bouche pleine. La belle Indienne hocha la tête.

— Jusqu'à aujourd'hui oui. Le premier groupe — les voyants — est constitué de palatins qui ont la faculté de prédire certains éléments d'un avenir possible ; ils forment le cercle des Prescients. Le second groupe — les Convoyeurs — comprend comme tu as pu le voir, les palatins pouvant déplacer les objets à distance, ceux que l'on surnomme les « palatins des mouvements ». Mais toi, tu es unique en ton genre...

— La Dame Amarante m'avait parlé des palatins, pensa tout haut Alagan.

— Tu as vu la Dame Amarante ? demanda, Shahina, surprise

— Oui, dans une partie de Héroica Tagush. Elle m'a dit qu'il faudrait que je me rende sur l'île d'Édesse avec des palatins, mais je ne savais pas à ce moment ce qu'était un palatin...

— La Dame Amarante, t'a-t-elle précisé autre chose ?

Alors, Alagan raconta tout : ses rêves, sa partie de Héroïca, l'épopée avec les gnomes, le trésor de Barrabas. Puis il reprit comme pour tenter de se convaincre encore :

— Mais ceci n'était qu'un jeu... Je dois dire que j'ai un peu de mal à m'y retrouver entre la fiction et le réel, concéda Alagan.

Mamily s'était figée, inquiète. Shahina restait, quant à elle, soucieuse. Tandis qu'Alagan finissait son repas, elle poursuivit :

— C'est un honneur que la Dame d'Édesse t'accorde lorsqu'elle vient te rendre visite. Tu sais que tu ne peux pas rentrer chez toi, Alagan, lui rappela-t-elle.

— Ah ! ça, c'est certain ! Tu ne dois pas rentrer ! renchérit Mamily.

— C'est trop dangereux, poursuivit Shahina. Ici, nous t'aiderons à développer ton don et à t'entraîner, si tu es d'accord.

— Mais ? Et mes amis ? s'enquit-il, en pensant à Nam et Cassiopée. J'aimerais continuer à les voir ! protesta-t-il.

Séoras fit irruption dans la pièce. Son regard, bien plus clair que celui de Shahina, montrait qu'il avait entendu sa dernière phrase.

(credit photo Deepika Padukone, Chennai Express, 2013)