84 - Les bergers

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Le son du bâton blanc se fit entendre au-delà de la chaîne des Majestés tel le son du cor appelant ses chasseurs. Dans les heures qui suivirent, on les vit, par milliers, descendre de toutes parts à l'appel de la Voix, la voix sacrée d'Édesse, celle qu'on n'implorait qu'en ultime recours. De tous lieux, des bergers grands et forts, recouverts de peaux de mouton se regroupèrent peu à peu. Juste armés de bâtons, ils maîtrisaient un don. La prescience pour les uns, la télékinésie pour les autres.

Tandis que des montagnes descendaient ces armées, les eaux des rivières se firent plus abondantes et, rapidement, le cours d'eau de la Sérénité se mua en torrent. Le bruit des eaux se fit entendre, grondant le mécontentement d'Édesse et le vent continua à se lever poussant sur le volcan, un épais tapis de cumulo-nimbus.

Partout sur les collines, les armées de patrouilleurs s'étaient rassemblées. Les rafales avaient levé les vagues de la mer qui claquaient désormais dans un fracas terrible tandis que le soleil peinait à paraître derrière un mur épais de nuages. Nicodémus se tenait impassible et digne, sur son palomino noir. Son regard vif traduisait la fierté de ceux qui se battent pour la terre. Sur la colline voisine, Khaled et ses troupes attendaient. Derrière lui, en longues files structurées s'avançaient lentement les armées de bergers.

Les patrouilleurs se déployèrent en rangées immenses et celui qui semblait être le chef fit avancer son cheval de quelques pas. Tandis qu'il remontait le heaume de son casque et révélait son visage bourru, Torseck commanda :

— Édesse est maintenant sous l'autorité du C5 et je défie quiconque de dire le contraire !

Alagan, debout sur la terrasse de la chapelle, observait la scène et dominait le combat qui ferait bientôt rage. Il frappa à nouveau le sol de son bâton attirant les regards sur lui. Soudain la terre se remit à trembler et un bref éclair traversa les nuages. S'en suivirent un claquement de tonnerre et une forte rafale.

Des clameurs s'élevèrent et des pas accoururent de toutes parts. Le couplet de l'apocalypse vint à l'esprit de chacun. À cet instant, il n'y eut plus aucun berger qui ne fût convaincu de la réalisation de la prophétie.

Ils viendront s'emparer du précieux fluide de vie

Détruisant l'équilibre de la Source, de la Mère

Et quand du ciel tomberont les larmes de colère

De la terre jailliront les entrailles de celui

Qu'on appelle le guide spirituel d'Édesse

Célébré par le vent, par le feu, par la pluie

L'enfant dual d'Édesse, l'Élu de Moh-Jeovdi

Celui qui unira par la Voix enchanteresse

Les armées du C5 eurent un mouvement de recul tandis que les bergers encensaient la nouvelle d'une renaissance. Certains rirent, d'autres pleurèrent, conscients d'être les spectateurs privilégiés d'une scène exceptionnelle.

Alors, pris d'une rage folle, Torseck fit charger ses armées. Les tambours roulèrent et les lances volèrent dans un mouvement totalement contrôlé. Mais les bergers d'Édesse, palatins eux aussi, déroutèrent les armes et ordonnèrent leur retour tout aussi promptement. Un second groupe de bergers se forma, rassemblant tous les palatins dotés de prescience. Ils formèrent un cercle à l'intérieur de leurs équipiers, palatins des mouvements pour former un bouclier mental aux téléattaques du C5.

Torseck ordonna alors le corps à corps. Son armée, armes blanches au poing, courut à la rencontre des bergers, juste armés de bâtons.

Les combats commencèrent et l'ennemi transperça de son épée les insulaires, bien impuissants devant les lames aiguisées du C5. Bien des têtes roulèrent dans la plaine de la citadelle. Soudain, le sommet du Majestic se mit à rougeoyer, et l'on entendit le bruit sourd d'une explosion. La montagne venait de souffler avec panache son chapeau rouge de magma et des nuées de gaz coléineux se répandirent telles des coulées de lave sur les flancs du Majestic. Nicodémus observait la scène du haut d'une colline.

— Édesse pleure le viol de ses terres, songea-t-il.

Le volcan cracha la lave blanchâtre et, de son cratère, des rivières de coléine filèrent, tandis qu'un autre nuage de gaz se formait. Alors, du ciel, il plut des gouttes lactées. En contrebas, les patrouilleurs escortaient les renifleurs et continuaient à s'agiter tandis qu'à leurs pieds, la terre vomissait le magma coléiné du volcan. Alors, la coulée s'étendit dans la plaine, immobilisant les renifleurs enrayés, infectés. La connexion à la matrice venait de s'établir. La coléine se répandait et s'infiltrait dans chaque pore de la peau des bergers, par-delà les armures des patrouilleurs, par-delà les vêtements.

Les soldats des Cinq Continents se consumèrent de l'intérieur, fondus par le brasier d'une flamme étrangement fade, alors que, curieusement, les bergers d'Édesse résistèrent, intouchables. Torseck, comme les autres, se tordit de douleur. Son visage fondit, ses mains se calcinèrent, ses jambes disparurent dans une marée blanche, et soudain, il ne resta plus rien du Premier Ministre et commandeur des armées du C5.

Alors la pluie s'arrêta et les nuages se désagrégèrent. Le volcan se calma et le disque solaire réapparut, dardant de ses rayons dorés la plaine de la bataille. Sous les reflets de l'astre, les cheveux d'Alagan se parèrent d'argent et sa peau se couvrit de paillettes nacrées. Ses yeux noisette semblaient aussi plus clairs, comme si de très fins éclats de diamants s'étaient nichés au fond de ses iris.

Il porta son bâton à la bouche et se mit à en jouer. Puis, de sa Voix diphonique, il cita la Dame :

Empoisonné l'infidèle qui les humbles abuse

Celui dont l'arrogance n'a d'égale que la ruse

Celui qui en la guerre, place toute sa foi

Celui-là par la sève se repentira 


Alagan tourna les talons et revint à la chapelle. À travers les vitraux de la forteresse, les rayons brûlants du soleil embrasaient les cheveux mordorés de la Grande Poétesse. Il s'approcha d'elle, admira sa peau laiteuse, prit sa main gracile et la passa sur sa joue en une douce caresse. Une onde de chaleur se répandit dans tout son être et l'enveloppa. Il sentit sa présence réconfortante et se laissa envahir par la musicalité de sa voix cristalline :

Quand tu rencontreras le nouveau gouverneur

Tu devras affronter au-delà de tes peurs

Celui-là dont le sang n'est plus rouge, mais blanc

Celui-là dont on dit qu'il est encore enfant

Dans ses veines s'écoule le fluide blanc de vie

Sans le savoir, un jour, d'une reine, il naquit

Cette terre est la sienne et l'a toujours été

Sur Édesse ses parents ont jadis gouverné

Perplexe, il rouvrit les yeux, déposa un baiser sur sa joue et lui fit ses adieux. Son regard balaya l'emplacement où le corps inerte de Kassandra avait reposé, et il lui sembla qu'un pieu lui transperçait le cœur. Elle n'était plus là ; les bergers avaient dû emporter le corps. Sa respiration se coupa au souvenir de son amour perdu et c'est l'âme dévastée qu'il reprit son chemin à destination du village de Loth-Jar.


Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant