53 - Les gorges du pouvoir -1

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Ryan Moss se tenait debout et contemplait l'amoncellement de nuages du haut du cent trentième étage de la tour Torseck, qui lui servait à la fois d'appartement et de bureau. La pièce, immense, évoquait celle d'un monarque soigné, avec ses moulures au plafond, sa parqueterie et son ameublement ancien. Ryan Moss sirotait un vieux whisky sorti directement de sa réserve personnelle, dont la couleur s'harmonisait étrangement avec les lys dorés qui ornaient son veston en soie noire. Son regard clair se porta un instant sur le portrait de sa première femme, Irina, la seule qu'il eût aimée. On cogna à la porte. Sa quatrième épouse entra en silence, ne laissant entendre que le léger froissement de sa robe longue qui, trop serrée, freinait l'amplitude de sa marche. Elle s'inclina devant lui et l'avisa, tout en maintenant la tête baissée, que son visiteur était arrivé.

— Fais-le entrer, Ling, dit-il calmement tandis qu'elle repartait en direction de la sortie. Il la rattrapa par le coude :

— Ce soir, je t'attends dans la chambre, Ling, commanda-t-il.

— Comme il vous plaira, mon époux, répondit-elle sur un ton détaché.

Ils furent interrompus par les pas boiteux et secs de Zamar. Le petit homme replet au visage enflé et aux yeux noirs menaçants entra, énervé, dans la pièce. Il coiffa avec sa main ses rares cheveux gras pour les rabattre sur la largeur de son crâne et tenter de dissimuler sa calvitie. Il n'avait pas pris la peine de jeter un regard sur son associé, qu'il commençait déjà à aboyer :

— Moss, s'agita-t-il. Il faut agir immédiatement !

Il se tenait là, debout, piétinant furieusement autour du bureau, impatient et imbu de lui-même comme pouvait l'être un homme qui avait l'habitude qu'on lui obéisse au doigt et à l'œil.

— Bonjour, Zamar, lui répondit Moss, fatigué par l'hyperactivité de son hôte et désabusé par son impolitesse.

Zamar attrapa un fauteuil et s'assit à côté de Ryan Moss.

— On ne peut laisser ces nouvelles se répandre, reprit-il en lançant l'hologramme de l'article de Guillemette.

Moss lui offrit un Habano que les doigts boudinés de Torseck se dépêchèrent de saisir. Il lui présenta également une guillotine à cigare et Torseck sectionna la tête de son Habano. Il renifla la cape, admirant l'imitation parfaite, tandis que Ryan Moss lui proposait son briquet à gaz :

— J'ai déjà mis les patrouilleurs en alerte, répondit-il en refermant son coffret à cigares.

Zamar Torseck frappa du poing sur la table sans même avoir pris le temps d'inspirer une bouffée et hurla :

— Ça n'est pas suffisant ! Trouvez-moi ce journaliste ! Offrez une récompense de cent mille M.U. à toute personne qui pourra faciliter sa capture !

Puis, il enfila le rouleau de tabac dans sa bouche et tira trois fois de suite, crachant la fumée au visage de Moss. Un arôme poivré aux accents de vanille, monta dans la pièce. Sans se laisser impressionner par les menaces de Torseck, Moss poursuivit calmement :

— Ménagez votre ton, mon cher. Pour le moment, c'est encore moi le Président, au cas où vous sembleriez l'oublier, Monsieur le Premier Ministre.

Il fit une pause, puis reprit :

— Nous allons intensifier les rafles...

Torseck se rencogna au fond du fauteuil.

— Moss, si nous n'arrêtons pas ce flux d'ici la fin de la semaine, vous et moi finirons dans l'Entre-Deux.

La perspective de laisser son esprit errer à tout jamais, séparé de son corps, le fit déglutir. Tandis qu'il l'observait tranquillement, Moss prit une gorgée de whisky, puis il posa son verre sur le bureau :

— Vous perdez votre sang-froid, mon vieux. Nous avons déjà trouvé une des adresses électroniques. Dès que nous aurons une localisation physique, j'enverrai les patrouilleurs. J'ai par ailleurs une carte supplémentaire à jouer. La campagne électorale démarre dans peu de temps. Annoncer la capture d'un terroriste arrive à point nommé pour le renouvellement du poste de Président.

La perspective de laisser son siège à Torseck ne l'enchantait guère, mais la réélection plus de trois mandats de suite était illégale. Torseck lui avait promis, une fois élu, le poste de Premier Ministre. Quinze ans à la présidence avaient permis à Moss de connaître une bonne partie des secrets du C5, et il savait que Torseck ne pourrait pas se passer de lui et de son réseau. Ses alliances politiques étaient bien établies. À eux deux et leurs alliés, ils réunissaient plus de soixante pour cent du pouvoir financier de la planète. Torseck laissa échapper un rond de fumée et un rictus tissa une ride supplémentaire sur sa joue :

— En ce qui concerne le reste de nos affaires courantes, Moss, dit-il en vérifiant que personne ne pouvait les entendre, nous sommes prêts à vous débarrasser de votre quatrième épouse. Il y aura bientôt un succube de plus dans l'Entre-Deux. Ah ! Ah ! ajouta-t-il en ricanant.

Moss acquiesça. Ling n'était plus aussi jeune et aussi jolie qu'auparavant, et il s'était lassé d'elle, sans compter que sa trop grande docilité l'énervait. Ce soir, dans la chambre, il lui proposerait une sortie dans le cyberespace dont elle ne reviendrait jamais. À peine connecté, il lui enfoncerait sa dague dans son init. S'il était suffisamment rapide et précis, elle mourrait lors de son passage dans l'Entre-Deux, sinon elle demeurerait coincée parmi les quelques fantômes qui errent dans la matrice. Il n'aimait pas se salir les mains, mais elle n'aurait pas confiance s'il faisait entrer un tiers dans l'intimité de leur chambre. Torseck enverrait alors son homme de main nettoyer la chambre, et ce dernier pourrait enfin accueillir la jeune femme sur qui il avait des vues depuis longtemps. Un défi intéressant, selon lui.

Torseck se leva et tourna les talons après avoir répété l'heure précise à laquelle il devait envoyer son homme de main. Il se dit en prenant le chemin de la porte qu'en cas de nécessité, il avait un dossier sur Moss, mais il se ravisa en réalisant que, forcément, le Président en avait un sur lui.


Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant