73 - Répits - 3

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Enfin, un après-midi, Cassiopée et Shahina parties au marché avec Léna et Shainoor, le jeune palatin décida de dresser la jument. Il ouvrit le loquet de la porte de l'enclos et se dirigea lentement, mais sûrement vers Perle, ne la quittant pas des yeux. Elle le laissa approcher plus près que les fois précédentes, puis hop, elle repartit au galop. Il attendit patiemment et recommença. La jument leva sa grande tête blanche par à-coup brutal. Le jeune homme affronta son regard, et se dirigea à nouveau vers elle. Ses sabots semblaient ancrés dans le sol. Elle ne bronchait pas. Il approcha encore. Finalement, elle inclina le museau et le bouscula un peu rudement à l'épaule. Alagan savait que la première partie était gagnée. Il lui caressa le chanfrein tout en lui murmurant à l'oreille :

— Là, c'est bien, ma belle. Tu vois, je ne te ferai aucun mal, dit-il en la flattant longuement et en passant les doigts dans sa crinière soyeuse.

Le lendemain, Alagan se dirigea d'un pas déterminé vers la carrière de sable où Nicodémus avait placé le pur-sang. Il s'approcha de la jument sans encombre. Mais sitôt qu'il lui attrapa la crinière, elle se mit à ruer et à hennir comme si on lui transperçait le cœur à coup d'épée. Il n'eut même pas le temps de monter qu'il était déjà par terre, asphyxié par le nuage de poussière dégagé par les sabots de l'animal déchaîné.

Il décida de rester calmement assis en tailleur au sol. Le cheval revint rôder autour d'Alagan. Elle trottait désormais.

— Je ne te prendrai pas ta liberté, la rassura Alagan. Je veux que l'on partage des moments ensemble, c'est tout... que tu m'emmènes visiter Édesse... Je ne pense pas qu'il y ait meilleur guide que toi, si ?

La jument hennit en guise de réponse. Alagan s'arrêta de parler. Les minutes passèrent. L'animal s'approcha finalement de lui et posa les naseaux sur l'épaule du jeune homme. Alagan esquissa un large sourire.

Lentement, il se releva et examina le cheval. Ses yeux ne semblaient plus animés par le feu. Il crut y déceler au contraire une pointe de tendresse, de douceur.

— Je vais te monter, la prévint-il.

Du regard, le pur-sang le défia de le faire.

En une minute, il saisit la crinière et sauta sur la croupe. La jument qui n'avait jamais été montée plus de deux minutes, se mit à ruer tout ce qu'elle put, mais Alagan résistait et, tout en essayant de se maintenir a cru, il lui cria :

— En fait, je ne pense pas que tu sois un pur-sang suffisamment intelligent pour être éduqué et apprendre à te faire monter. Tu ne retiens juste que le côté belliqueux et indomptable de tes ancêtres, mais tu n'as pas évolué ! rusa-t-il.

La jument voulut sans doute relever le défi puisqu'elle se calma et il put ainsi lui flatter l'encolure.

— Tout doux, ma belle. Tu sais quoi, vas-y, emmène-moi. Tu vois je te fais confiance, je t'ouvre l'enclos, et toi tu me fais visiter !

Le cheval approcha au pas jusqu'à la porte. Le jeune palatin tira le verrou et il n'en fallut pas davantage pour que le pur-sang s'emballe et parte au triple galop vers l'étendue boisée. Alagan s'accrocha, se remémorant ses séances d'entraînement. 

Ils chevauchèrent longtemps au gré de l'humeur de la jument, et s'arrêtèrent dans une clairière similaire à celle dont il avait maintes fois rêvé. La fameuse forêt dense aux arbres immenses. Il sauta de cheval et laissa Perle libre. Un peu plus loin, une femelle koalin allaitait son petit. Mais, soudain, une flèche fusa et se planta dans le cœur de l'animal. La mère s'effondra, laissant sa progéniture bramer de désespoir. Des feuilles remuèrent et un patrouilleur dans son uniforme noir et gris s'approcha. Comment était-ce possible ? Comment pouvaient-ils être déjà là ?

L'attention du militaire fut attirée par le reflet du soleil sur le ceinturon d'Alagan. Lorsqu'il découvrit la jument et aperçut le jeune homme, il le mit en joue avec son arbalète :

— Autochtone d'Édesse, cette terre est maintenant celle du gouvernement du C5. Soumettez-vous pour avoir la vie sauve !

Pourquoi était-il agressif ? L'équipe de Blumen n'était-elle pas venue en paix pour négocier ? Pourquoi ce patrouilleur le menaçait-il soudain ? L'avait-il reconnu ? Sa tête était-elle mise à prix ?

Alagan marqua une hésitation ; il n'avait pas d'arme. L'île était tellement paradisiaque qu'il en avait momentanément oublié les dangers. Il se demandait comment il allait pouvoir s'en sortir lorsque Perle se cabra, se dressant de toute sa splendeur devant le patrouilleur pour l'attaquer à coups de sabots. L'ennemi en perdit l'arbalète, temps que mit à profit Alagan pour sauter au sol et saisir un morceau de bois à proximité. Le coup de bâton qu'il lui assena dans les côtes fit immédiatement tomber le garde du C5. Mais, tandis qu'Alagan cherchait avec quoi ligoter sa victime, une troupe de cavaliers se fit entendre et il se dit qu'il ne fallait pas tenter le diable. Seul contre tous, il n'avait aucune chance.

Il attrapa le bébé koalin et enfourcha Perle avec une promptitude qui dépassait ses espérances. Le pur-sang partit au triple galop, conscient que, bientôt, ils seraient poursuivis. Perle fila comme le vent sans qu'Alagan n'ait eu à la talonner. Un coup d'œil en arrière lui permit de distinguer vaguement cinq cavaliers sur leur monture. Aucun doute : l'armure des patrouilleurs du C5, heaume gris et épaulettes assorties, plastron et pantalon noirs. Il reporta son attention en avant du chemin, espérant que son cheval les distancerait. Il leur fallait atteindre le cours d'eau au plus vite pour brouiller leurs traces. Il s'agrippa de plus belle aux crins de sa monture, le sifflement du vent dans les oreilles. La jument, qui avait maintes fois exploré la forêt sacrée, sut trouver les raccourcis. Au loin, le hennissement de leurs poursuivants s'éteignait peu à peu tandis qu'ils parvenaient au torrent. Perle remonta à contre-courant, en éclaboussant largement les bottes de son cavalier et le mena à une grotte dissimulée sous une cascade. Ils restèrent ainsi avec le bébé kaolin soigneusement dissimulés, jusqu'à la tombée de la nuit. Seuls les brames du petit koalin se faisaient entendre. Lorsque toutes les étoiles furent bien hautes dans le ciel, ils sortirent le plus silencieusement possible et rentrèrent. Mais le village de Loth-Jar était déjà plein d'animation : les villageois s'agitaient dans tous les sens.

Alagan interpella Guillaume, le petit-fils de Nicodémus, sur son chemin.

— Guillaume, que se passe-t-il ?

— Les patrouilleurs ! Ils ont débarqué ! Ils sont au nord de l'île !

Alagan ne voulut pas lui faire peur en lui disant qu'il en avait vu un bien plus près. Il lui tendit son petit protégé :

— Écoute, prends-en soin, il vient de perdre sa mère, d'accord ?

Le garçon hocha la tête et prit le koalin dans ses bras. Cassiopée, morte d'inquiétude, laissa échapper un soupir de soulagement lorsqu'elle aperçut Alagan et courut avec Shahina à sa rencontre.

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant