Chapitre 01 - Dorian ♛ : Le club des sang-froid.

30 8 4
                                    

26 Novembre 1990 – Glasgow. 

— Bordel de merde ! 

C’est sorti tout seul. Les gars du sous-sol me regardent comme une bête de foire en train de supplier mes doigts d’être cléments avec moi. Mettre des lentilles dans la semi-pénombre, quelle merveilleuse idée, aussi. Accoudé au bar, je tente à nouveau, espérant ne pas passer pour un blaireau cette fois-ci. 

Après avoir obtenu satisfaction, je range la petite boîte dans un des meubles se trouvant dans le renfoncement du comptoir. Il ne me suffit que de contourner la tablette et son corps noir en pierre avant de me tourner vers mes clients : 

— Pas de conneries, les mecs, je reviens. 

L’un d’eux, un rouquin nommé Samuel pivote son buste vers moi avec une flexibilité hors-norme, me fait signe de la main et me lance : 

— Pas de problème, boss. Passe le bonjour à Edgar de ma part. 

Samuel est mon plus fidèle client, le seul à se déplacer toutes les nuits pour nous saluer. En général, les autres s’invitent un jour sur deux, si ce n’est un jour sur trois. Les humains sont pareils, il n’y en a pas un seul qui vient deux fois d’affilée, c’est contre-productif de se bourrer la gueule tous les soirs. 
C’est un rituel, mettre mes lentilles, monter à l’étage voir Edgar et surveiller que tout se passe au mieux. Paradoxalement, ce sont les mortels qui me causent le plus de problème. Cette espèce est dénuée de toute bonté, il n’y a qu’à voir le résultat des deux guerres. Un désastre à s’en crever les yeux. Edgar est un ancien soldat, un militaire capable de buter le premier qui se joue de lui un peu trop longtemps. Il a assisté au massacre de la guerre d’Espagne quelques années plus tôt, aux accords de Munich, à l’engagement de la France et de l’Angleterre pour soutenir et garantir la sécurité de la Pologne et la Roumanie, au plan Jaune, à la bataille d’Angleterre, aux arrestations de nombreux résistants, au débarquement en Normandie et à bien d’autres horreurs, observant en direct la décadence de ce monde. Moi j’étais là, coupé de toute civilisation. C’est comme cela que j’ai trouvé l’ex-militaire, coupé du reste du monde, impassible face à ce qu’il pouvait voir dehors. Il était devenu inhumain, son âme avait déjà quitté son corps depuis un bail. 

Je grimpe les escaliers en colimaçon forgées dans un métal noir luisant avant de tomber nez à nez avec la porte du rez-de-chaussée. Lorsque je l’ouvre, c’est le dos d’Edgar qui m'apparaît. Les bras croisés sur son thorax, il se tourne et m’aperçoit. Ses yeux habituellement rouges sont, tout comme les miens, cachés par une paire de lentilles cristallines. 

— Ça roule en bas ? me demande-t-il lorsque je grimpe la dernière marche. 

— Certains me cassent les couilles, mais tout va pour le mieux, dis-je en me dirigeant sans m’attarder vers le second comptoir un peu plus lumineux que celui d’en bas. Samuel te passe le bonjour. 

Celui-ci est illuminé par un défilé de lustres en forme de L, rendant la pièce brillante de propreté et apportant un effet ancien au côté bar tout en bois, du sol au plafond. Et bordel que c’est beaucoup plus chaleureux que ce foutu sous-sol. Il était déjà comme ça, lorsque j’ai acheté ce bar, chaleureux. C’est le seul mot qui décrit cet immense espace bruni de tout part. Mais cela ne me suffisait pas, j’avais besoin d’émancipation, d’un endroit pour moi et pour les réfugiés misanthropes. J’ai alors créé moi-même ce souterrain dénué de chaleur et d’âme. Il m’a pris un temps fou, je commençais à perdre la tête de ne pas en voir la fin. Sur l’un des tabourets de cuir chocolat posés devant le comptoir, je me poste devant mon barman et lui demande un verre. Alors qu’il se sert aussitôt du tire-bière, je le scrute un peu plus en détail. Un barman humain. Avant il était sans domicile, mis dehors parce qu’il est homosexuel. Ce n’est pas courant, à cette époque, mais toute vie a droit à une seconde chance. Qu’est-ce que je m’en branle des gens qu’il se tape, c’est pas mon problème. Mon souci à moi, avec lui, c’est que ça lui arrive encore beaucoup trop souvent de tirer des clopes à l’intérieur. Pas faute de lui avoir dit maintes fois que la boite à cancer ici, c’est l’extérieur. Pourtant, il fait du bon travail, très bon même. Avant lui, il y en avait un autre, un vrai bon à rien, mauvais à tout. Un vieux, en plus. Vraiment vieux. Et il ne se faisait pas prier pour emmerder les rares jeunes dames qui venaient ici. Aujourd’hui, elles ont presque toutes désertées, les femelles marginalisées. Elles ont dû trouver un autre endroit, qui sait. Le verre claque finalement contre le meuble, faisant voler une goutte du liquide ambré. 

Lamia : La Nuit Du Désespoir. {TERMINÉE}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant