Commence par tomber!

Joy : de drôles de choses ne semblent que commencer.

- Pourquoi t'es pas resté de ce côté bordel de merde ?!

Je fixe le béton mouillé à travers la brume, et imagine cette eau glacée en bas. Comme si j'étais venue là pour rejouer tout ça :

- Tu m'emmerdes, je m'en fiche de ce qui se passe après, je veux juste que ça s'arrête ok ?! Je viens ici, pour affronter cette réalité encore une fois !

- Et en sautant tu pourras admirer ce qui se passe ici de là-bas. Tu pourras voir que tous ces cons eux ne changeront pas. Que la Terre continue de tourner de travers, même si toi t'es partie.

Mon cœur cesse de battre une seconde, ce mec a débarqué comme ça, sans que je l'entende arriver.

- Non, je ne voulais pas...

Je ne sais même pas pourquoi je tente de me justifier. Il a interrompu ma conversation avec celle qui a mis une fin éternelle à son histoire, l'histoire de celui qui devrait être encore à mes côtés aujourd'hui. J'essaye d'imaginer comment ça s'est passé pour lui, il n'a pas vraiment sauté pour en finir, il n'a pas sauté de ce pont là non plus mais j'essaye de recréer ce scenario, encore et encore comme si ça pouvait se terminer autrement.

Ce mec, qui vient d'arriver, lui par contre veut peut-être vraiment sauter. Suspendu devant ce vide qui semble nous effrayer, il continue de parler :

- Désolé, je ne voulais pas te freiner mais je pense que si tu hésites encore c'est que tu ne dois pas le faire. Quand tu es déterminé, tu le fais, et puis c'est tout. Il n'y a plus aucune émotion, tu ne te poses même pas de questions, parce que ça devient la seule solution.

Il fixe le sol, des dizaines de mètre plus bas, et relève sa tête vers moi, avec un regard d'une intensité qui réussit à me déstabiliser.

Je ne sais même pas quoi lui répondre, ça fait des mois que je me suis renfermée, que je ne parle plus à presque personne et lui arrive, dans un moment qui devrait m'être réservé. Mais non, là encore se présente un élément perturbateur, comme un drame, une bande de pourris, ou encore cette putain de douleur qui arrive sans prévenir et ne veux plus vous lâcher. Je soupire :

- Ok, donc toi tu es venu là pour... ?

- Là, tout de suite, je veux juste...

Mon pied dérape sur la rambarde humide, je manque de perdre l'équilibre un peu trop penchée par-dessus la balustrade, et mon cœur se met à cogner. Sa main vient d'agripper la mienne, ce mec à l'air de vouloir me sauver la vie, alors qu'il ne sait même pas qui je suis et que je ne suis pas venue là pour ça.

- Je n'ai pas besoin de sauveur tu sais ? Je n'avais pas l'intention de...

Il fixe la brume se lever comme pour m'éviter :

- T'en es sûre ?

Je regarde de nouveau sous mes pieds, d'accord, je suis peut-être un peu paumée mais pas à ce point-là. Je ferme les yeux, et mes mains se crispent. C'est vrai que je n'ai pas envie non plus d'être condamnée à rester ici, dans ce monde fait d'aiguilles qui vous transperce les unes après les autres et que vous ne pouvez plus enlever. Pourquoi je n'y arrive pas ? Pourquoi je n'arrive pas à en retirer juste quelques-unes ?

- Je ne veux pas échouer à ça non plus.

- Je ne sais pas de quoi tu parles mais je ne crois pas qu'on échoue, je crois juste qu'on trébuche, parce que la vie veut nous faire tomber. C'est à nous d'écouter, d'accepter de chuter, et de nous relever.

Son épaule contre la mienne, les yeux plissés, il cherche probablement les mots pour me convaincre de reculer, me convaincre de repasser du côté de la réalité où je n'arriverais toujours pas à respirer, parce que rien n'aura changé.