Sous le voile

37 5 0
                                    

     Je l'ai entendu pleurer dans son sommeil. Allan. Je me suis rendue compte à ce moment là que j'étais une véritable étrangère à sa vie. Sa peine ne me concernait pas et je n'avais le droit de venir m'en mêler d'aucune façon. Après tout, ma propre histoire se trouvait aussi en dehors de la sienne et il aurait été grossier de sa part de s'y impliquer. Chaque humain ayant encore la chance d'être vivant aujourd'hui, si on pouvait appeler ça une chance, devait bien traîner un passé semblable au notre. Il n'était plus question aujourd'hui d'une quelconque compassion pour la peine des autres mais bien d'apprendre à vivre avec sa propre douleur. Le monde était devenu égoïste et plus rien ne pourrait le changer. Alors qu'il aurait été essentiel de s'unir face à la menace, chacun défendait ses propres intérêts et les hommes s'étaient tournés contre les hommes, nous plongeant définitivement dans le chaos. Jamais je ne me serais imaginé un seul instant l'état de la situation si je n'en avais pas été victime moi-même. Plus j'en apprenais sur ce monde et moins je le comprenais. 

     La pluie tombait à grosses gouttes contres les carreaux brisés de la chambre où nous avions trouvé refuge la veille. Allan dormait toujours, assis dans un vieux fauteuil sale aux ressorts apparents. Je m'étais levé du matelas abîmé qu'il m'avait laissé la nuit dernière pour m'asseoir sur le rebord de fenêtre, l'épaule appuyée contre la vitre d'où je pouvais observer la ville délabrée. Nous avions décidé d'aller nous cacher au dernier étage car en hauteur il était plus facile de voir le danger approcher. Il faisait froid ce matin et les vêtements que m'avait prêté Allan me couvraient à peine. Je me frottais les avant bras dans l'espoir de me réchauffer mais rien n'y fît. J'entrepris donc de chercher mes anciens vêtements, attrapant mon poncho de laine qui ne m'avait pas servi depuis plusieurs jours. Il vint couvrir mes épaules, me réchauffant légèrement. Je me mis à faire quelques pas dans la chambre, commençant un peu à tourner en rond ici. Puis finalement le bord de la fenêtre accueillit à nouveau mon postérieur et je me remis à épier les alentours. 
     Au loin, dans une ruelle, je vis une troupe de créatures se promener calmement. Elles étaient trois avançant l'une à côté de l'autre. Ça faisait bizarre de les voir autrement qu'agressives. Je pinçai mes lèvres, me demandant si elles nous dévoreraient si elles savaient que nous nous trouvions là tout les deux. Quel genre de monstres pouvaient bien encore peupler ces terres? Ceux devant moi ne ressemblaient encore une fois à rien de connu. Elles avançaient sur quatre pattes et étaient dotées d'une toute petite queue ressemblant presque à un moignon. Leurs pattes étaient palmées et des petites appendices étaient disséminées un peu partout sur leur dos. C'était plutôt étrange comme physique. Si elles avaient été immobiles, je les aurais certainement confondues avec de grosses pierres couvertes de mousses. Peut-être en étais-ce à l'origine d'ailleurs, j'avais bien failli me faire dévorer par une fleur après tout. Franchement, plus rien ne me surprenait vraiment. 
     Un lézard aussi grand qu'une voiture apparut de derrière un immeuble, grimpant tout le long de la paroi en utilisant des ventouses sous ses pattes. Sa longue langue l'aidait à se repérer dans l'espace qu'il ne semblait pas découvrir avec ses yeux. C'était une sorte de gros caméléon mais avec un très long museau une barbe de picots. Il y avait une tripotée de petits accrochés à son dos. C'était une portée de six bébés et eux n'étaient pas plus grands que des petits chiens. Ils ne lâchaient pas la mère qui devait certainement les ramener jusqu'à leur nid. Un nid construit tout en haut du bâtiment qu'elle était entrain de grimper. 
     C'était fou d'enfin pouvoir observer la nature sans risquer de se faire tuer par elle. Si je m'étais attendu à apprécier regarder des monstres vivre leur vie. Je me sentais en sécurité du haut de ma tour mais je savais que cet sentiment était illusoire. Il suffisait qu'un bruit attire leur attention ou qu'une créature passe par ici pour que le danger nous tombe dessus. Alors autant profiter tant que possible de ce spectacle rare qui m'était donné de voir.
     Mon regard se balada d'immeuble en immeuble, de rue en rue, le long d'un boulevard et sur les jeux d'une aire pour enfants, cherchant un nouveau groupe d'animaux à épier. Pour le moment rien ne parvint à mon œil aiguisé, mais ça n'aurait été tardé. Je n'avais que ça pour m'occuper de toutes façons. Serrant mes jambes contre ma poitrine, je me concentrai davantage pour être sûre de ne rien rater à l'extérieur. Et bingo, un mouvement capta mon attention. Je venais de voir quelque chose bouger dans les couloirs d'un hôtel près de la fenêtre. Les formes avaient disparues, mais je savais que des choses vivantes arpentaient le bâtiment face au miens. Par curiosité, je continuai à survoler la façade à la recherche de ces créatures que je n'avais pas encore su identifier. Il ne se passa que quelques secondes avant que les silhouettes ne réapparaissent dans l'ouverture d'une fenêtre. je fus intriguée car de ce que j'avais cru entrevoir l'espèce était bipède. J'ignorais même que les monstres pouvaient l'être. L'envie de les détailler ne faisait que grandir, j'étais excitée de découvrir le nouveau genre de créatures auquel j'avais à faire. Puis l'évidence me frappa quand l'une d'entre elles vint se pencher à la fenêtre. Cette espèce que je décrivais comme monstres sur deux pattes n'étaient en fait rien d'autre qu'un groupe d'êtres humains. Sacs sur le dos et armés de différents moyens de défenses, ils semblaient explorer les lieux dans le but de ramasser des ressources. C'était une colonie en chasse ! 
     Le cœur s'emballant, je bondis de mon perchoir pour courir jusqu'à Allan, lui faisant frôler la crise cardiaque en le secouant comme une folle pour le réveiller. Le pauvre n'avait aucune idée de ce qui lui arrivait.

     - Que- Quoi ! Qui est mort !?
     - Pas nous heureusement Allan ! Vite dépêchez-vous nous allons la rater !
     - Hein? Rater quoi? Qu'est-ce que tu me racontes encore comme conneries Camille?
     - La chasse ! La colonie est dans l'immeuble juste en face du ne autre c'est notre chance !
     - Une colonie?
     - Votre fils en fait peut-être partie ! Il faut en avoir le cœur net dépêchez-vous !

     Il cligna plusieurs fois des yeux, rassemblant ses esprits pour essayer de remettre de l'ordre dans tout ce foutoir. Puis il se leva, comprenant que même si il ne saisissait pas tout il y avait urgence. Il ramassa ses affaires, et moi les miennes, puis c'est avec hâte que je quittai les lieux en sa compagnie.
     Passant en tête, je le guidai vers le bâtiment abritant notre nouvel espoir, tirant sur sa main avec impatience. Mais lorsque fût passée la porte, il stoppa ma course pour m'éviter un poignard se plantant directement dans le mur juste à quelques centimètres de mon visage. Heureusement qu'Allan avait eu le réflexe de me tirer en arrière ou bien cette chose aurait transpercé ma tête de part en part comme une vulgaire pastèque. Le petit groupe d'inconnus, composé de trois hommes et d'une femme, se tenait plus loin dans le couloir et ne nous quittaient pas du regard. Ils devaient s'être rendu compte que nous étions d'autres êtres humains car il n'y eut pas de nouvel assaut. Eux comme nous étions certainement surpris de faire face à des êtres autres que monstrueux. Allan posa une main contre ma poitrine et me fît passer derrière lui, protecteur. C'est lui qui se décida à ouvrir la discussion avec le type qui semblait mener l'expédition.

     - Nous ne sommes pas hostiles. Je m'appelle Allan, et voici Camille.
     - Que faites-vous dehors tout seuls vous deux?
     - Cette jeune fille et moi-même sommes en recherche d'une nouvelle colonie.
     - Qu'en est-il devenu de la votre? Vous êtes des bannis?
     - Pas du tout. Non, malheureusement notre colonie a été victime d'un massacre et nous sommes les seuls survivants. 
     - Donc vous voulez tout les deux rejoindre notre colonie c'est bien ça? Vous êtes parents?
     - Oui. Camille est ma fille. Nous avons toujours été ensemble et le ciel m'a béni en la faisant survivre avec moi. Nous retrouver séparés aurait été un supplice.

     Excusez-moi Allan mais.. Quoi? C'était quoi cet énorme mensonge? je haussai un sourcil surprise de cette attitude que mon instructeur tenait devant nos interlocuteurs. Comment étions-nous sensé gagner la confiance de ses gens si nous ne leur disions pas la vérité? Je ne saisissais pas la nature de ses propos et me mis à douter de ses réelles intentions. Maintenant il disait ne plus vouloir se séparer de moi? Étais-ce finalement parce qu'il avait décidé de rester à mes côtés? Une chose était sûre, maintenant il était bloqué en ma compagnie. L'homme inconnu reprit la parole.

     - Vous tombez bien, notre colonie ne se trouve pas très loin d'ici, nous sommes juste un peu en dehors de la ville.
     - Est-ce que ça veut dire que vous nous acceptez ma fille et moi?
     - Si les hommes ne s'entraident pas, qu'adviendra-t-il de notre espèce pas vrai?
     - Sans doute.

     Ravie de penser que mon instructeur s'était enfin rangé à mes côtés, je suivis le groupe sans poser plus de questions. Mais dans tout ça, un détail ne m'échappa pas. La main de Allan était resté dans la mienne. Depuis quand la tenait-il? Je ne m'en étais même pas aperçu avant cet instant. Je la serrai en retour, son étreinte également plus forte. Je souris, me sentant enfin un peu plus proche de cet homme que j'admirais. Il ne voulait plus me quitter.
     Le groupe nous escortant était distant et un jeu de messes-basses s'était instauré entre eux. D'ailleurs il me vint à l'esprit qu'aucun d'entre eux n'avait prit la peine de se présenter à nous. Devais-je demander ou bien rester dans le silence? Peut-être Allan aurait-il déjà posé la question si ça en valait la peine, ce qui me fît m'interroger sur le véritable état de la situation. Je commençais à connaître mon mentor et son regard ne mentait jamais. Il était entrain d'analyser tout ce qu'il se passait. Même quand tout s'arrangeait pour nous il restait.. Méfiant. Je fronçai les sourcils, me rappelant de son fameux conseil de ne jamais faire confiance à personne. Étais-ce là la motivation derrière son mensonge? Pour que je ne me retrouve pas seule avec eux puisque nous ne les connaissions pas? Il prit finalement la parole.

     - Je me demandais, que faisiez-vous dehors si nous rentrons sans aucune ressource?
     - De l'exploration.
     - Vous ne nous avez pas dit plus tôt que vous viviez juste en dehors de cette ville? Vous n'avez encore jamais exploré ces lieux? Pourtant vous semblez savoir où vous allez tout les quatre. Vous avez marqué le chemin jusqu'à votre colonie ou c'est de tête?
     - C'était dans le but de poser des pièges. Nous connaissons les alentours.
     - Donc vous n'exploriez pas.
     - Vous posez beaucoup de questions Allan.
     - Je suis juste curieux. Curieux de savoir de quels pièges vous parlez sachant que vous n'avez avec vous que des armes.

     Les types s'arrêtèrent pour se tourner vers nous, stoppant la marche. Allan me reprit contre lui instinctivement, posant sa main sur son arbalète accrochée à son sac. Il avait eu raison de rester sur ses gardes apparemment. Il n'y avait plus aucune sensation de sécurité au sein de ce groupe désormais. Si tant est qu'il y en ait eu une à un moment donné.

     - De quoi vous êtes entrain de nous accuser Allan?
     - Je ne vous accuse de rien. Je cherche juste à savoir entre quelles mains je m'apprête à déposer nos vies.
     - Vous le découvrirez quand nous arriverons, en attendant restez tranquilles. Nous ne voulons que votre bien.
     - Pourquoi nous raconter des mensonges dans ce cas? Pourquoi tourner autour du pot et ne pas simplement répondre à mes questions?
     - C'est juste un malentendu. D'accord?
     - Qu'est-ce que vous nous voulez en réalité?
     - Bien. Je crois que ça suffit. Ce petit jeu a assez duré.

     L'homme fît un signe de tête et les trois autres s'armèrent. Le danger était passé de vert à rouge foncé en un instant. Allan se saisit de son arbalète et visa le chef de colonie, tirant un carreau droit sur lui. Mais le bras du type était doté d'une armature lui servant de bouclier derrière lequel il se protégea. Il arriva tout de même à traverser son poignet de part en part mais malgré la blessure occasionnée l'ennemi n'était absolument pas hors d'état de nuire. Le voyant agir, je pris mon courage à deux mains et me jetai sur un des hommes derrière moi en utilisant une des séries de coups que Allan m'avait apprit. Mon jeu de jambes en premier puis les coups de poing en faisant bien attention à mes ouvertures. Je ne les maîtrisais pas encore mais l'échange fût quand même de quelques passes avant que l'homme ne me retourne sans prévenir une manche si violente qu'il brisa ma garde, me projetant au sol en crachant du sang. Il m'avait pété une dent l'autre enfoiré. Le second gars en commande se jeta sur Allan qui n'eut pas le temps de charger un nouveau carreau, il ferma son arme et entreprit de se battre avec. Il se défendit d'une frappe directe portée à la tête avec son arbalète, mais le type qui m'avait battu l'attaqua au flanc alors que ses bras étaient encore occupés à retenir le premier. Il céda et se prit le coup en pleins visage. Il resta malgré tout debout, se mettant à son tour à frapper comme il me l'avait apprit. Mais étant deux sur lui, il n'arrivait pas à se défendre convenablement et subissait des ruées qui l'affaiblissaient à vue d'œil. Je me relevai comme possible, encore toute sonnée, et sautai sur le dos d'un de ses agresseurs pour lui tirer lâchement les cheveux et l'éloigner de Allan. Il recula en hurlant et m'attrapa les épaules. Il se pencha en avant, me projetant au dessus de sa tête et m'écrasa le dos contre le sol, coupant net la respiration. J'étais paralysée par la douleur. Mais j'eus quand même le réflexe d'attraper une poignée de sable pour lui projeter dans les yeux et l'empêcher de nous toucher à nouveau. Il poussa des cris aigus en se débattant pour essayer de retirer les grains logés dans ses orbites. Mais cette manœuvre ne m'avait malheureusement pas rendu ma mobilité ni mon souffle, j'étais incapable de me défendre. Le chef de colonie, en ayant assez de toute cette mascarade, me ramassa et me prit en otage en m'étranglant de son bras toute poisseux de sang dans lequel était encore logé le carreau. Il me glissa son poignard sous la gorge, dissuadant Allan de faire un mouvement de plus. Il n'était lus question pour moi de bouger, et il ne s'agissait clairement plus de bluff maintenant. Mon instructeur perdit son assurance en me voyant dans cette posture et avant d'avoir le temps de réfléchir à un plan la femme lui frappa la tête avec force de la crosse de son arme pour l'assommer. Il se fracassa sur le sol sous mon regard paniqué.

     - Allan !! Allan !! Réveillez-vous !!
     - Je vois que nous ne sommes pas les seuls à avoir dit de gros mensonges, n'est-ce pas petite? Toi et ton papa, ou quoi qu'il soit, vous allez nous suivre bien gentiment sans poser de questions maintenant. Allez. On les emmène.

     Les deux brutes ramassèrent le corps de Allan pour le traîner près de moi. Je voyais le sang couler le long de son visage endormi, gouttant de ses cheveux argentés. Je me mordis la lèvre, sentant les larmes monter. J'était terrifié et à nouveau inutile. Si ils l'avaient eu c'était encore une fois par ma faute. Un coup brusque dans ma nuque me plongea immédiatement dans le même état d'inconscience que lui.
     

     

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.



LA FAUCHEUSE ROUSSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant