Manger ou être mangé

55 6 0
                                    

     Atchoum ! Les rayons du soleil venus caresser le bout de mon nez me réveillèrent dans un éternuement sourd à m'en claquer les tympans. Je m'assis en frottant mes yeux, mon poncho de laine glissant le long de mes bras pour se tasser sur mes cuisses. Un bâillement digne du lion dont j'avais aussi hérité de la crinière me décrocha la mâchoire. Mes cheveux étaient tout emmêlés et des morceaux de feuilles mortes gisaient encore entre mes mèches rousses. Mon bras valide s'étira pour remettre toutes mes vertèbres en place, me soulageant de l'engourdissement du sommeil qui s'effaçait à mesure que je m'éveillais.
     Je posai le regard sur les poutres au dessus de ma tête sur lesquelles se dessinaient les dorures du soleil passant à travers les tuiles du grenier qui me servait d'abris depuis de nombreux jours. Attrapant mon sac par la lanière, je le glissai jusqu'à moi pour en tirer une des rares conserves qu'il me restait encore. Le dessin sur le papier s'était effacé, sans doute altéré par l'humidité. Je secouai la boîte pour essayer d'avoir un indice sur ce qu'elle pouvait contenir, mais les clapotis visqueux à l'intérieur ne m'aidèrent absolument pas à me le figurer. Je râlai, réalisant que j'allais à nouveau avoir le droit à un repas surprise ce matin. Je récupérai mon petit couteau rangé dans ma chaussure entre ma chaussette et le cuir puis retirai le chapeau de ma conserve pour y découvrir des raviolis en sauce. Je tirai au cœur dans une contraction de l'abdomen qui me fît tirer la langue en un un réflexe nauséeux. L'odeur dès le matin ainsi que l'idée de devoir manger ça froid me répugnait, mais on ne rechignait pas devant du consommable quand la famine nous guettait autant que pour moi. C'est avec réticence que j'entamai ma première bouchée, rentrant le menton dans mon cou par réflexe comme si mon corps s'obstinait à ne pas vouloir avaler ça.
     Fixant les lattes du sol que j'avais compté de nombreuses fois pour passer le temps, il y en avait à peu près 85 sur toute la surface, je me remis à penser à ce qui m'avait fait en arriver là. 

     Lorsque j'étais encore là bas, même si le désespoir d'avoir perdu tous ceux que j'aimais m'étouffait, je ne pouvais pas me permettre de rester à les pleurer car j'étais une proie vulnérable. Mon bras en miettes et sans aucune arme, ma carabine s'était explosé sous les décombres du toit, il me fallait réagir au plus vite pour ne pas risquer de me faire surprendre. Je me rendis donc à notre abri qui avait été saccagé par ces horribles monstres aveugles pour essayer d'y récolter un maximum de choses utiles. Je remis la main sur mon sac en toile qui s'était déchiré par endroits dans la bataille et ne perdis pas de temps pour le remplir de conserves et autres viandes séchées qui pendaient encore au bout de cordons suspendus au dessus de notre plan de travail. Je me munis également d'une gourde dans laquelle je mis la fin de notre eau potable encore en cuve. En fouillant un peu dans ce qui restait des chambres, la lampe torche de Thomas ainsi que le lance flamme de Joan s'ajoutèrent à la liste de mes possessions. Pour terminer, j'accrochai une corde à mes sangles et un petit couteau à ma botte. J'essayais d'agir dans l'urgence pour ne pas avoir à contenir mes émotions trop longtemps. Voir ma maison ainsi ravagée et vidée de ses habitants me brisait le cœur, d'autant plus que j'avais été témoin de ce qui avait causé ça. Alors une fois toutes mes affaires bouclées, je mis mon sac sur le dos et abandonnai définitivement l'endroit où j'avais grandi ainsi que les dépouilles de ceux qui m'avaient élevé.

     Depuis mon départ, je sentais une présence constante autour de moi. J'avais beau être seule, le moindre bruit me mettait la chair de poule et provoquait en moi un rythme cardiaque bien trop élevé pour mon petit corps. Il n'avait pas fallut plus de quelques heures avant que je ne me réfugie dans le grenier de cette maison vide qui m'hébergeait aujourd'hui. J'étais sans arrêt prise de sueurs froides et la paranoïa me privait de nombreuses heures de sommeil la nuit.
     La solitude me poussait à la sur-prudence. Je ne m'étais jamais retrouvé en terrain hostile sans un adulte pour me chapeauter ou me venir en aide en cas de pépin. Ce n'était pas moi non plus qui chassait la viande ou la dépeçait, les monstres de petite taille servant à l'époque de source de protéines à la colonie. Non, cette fois-ci il fallait tout que je prenne en main moi-même et la simple idée d'être responsable me terrorisait. J'avais clamé des mois, peut-être même des années, que je me sentais prête pour accomplir les mêmes choses que les plus vieux, et maintenant que j'y étais confronté je rentrais la tête entre les épaules. Mes dents claquaient chaque fois que je m'imaginais remettre un pied dehors, et ne parlons même pas d'aller chasser un monstre par moi-même. Je n'avais aucune idée de comment j'allais pouvoir m'en sortir.
     Je rongeai mes ongles nerveusement depuis plusieurs minutes avant de me rendre compte que plus personne ne venait m'embêter ou se moquer de moi parce que je pensais trop. Je soupirai lourdement en cherchant ma gourde dans mon sac. Quelle horreur de découvrir que je n'avais même pas été capable de surveiller les vivres ! Il n'y avait plus qu'une seule conserve scellée, tout le reste n'était que cadavres vides. Comme si d'autres allaient prodigieusement y apparaître, je mis la tête au fond du sac pour vérifier ce que je savais déjà. Je n'avais plus rien à manger et ça ne voulait dire qu'une seule chose : Sortir. Je me doutais évidemment qu'il allait être impossible pour moi de rester indéfiniment cachée dans mon grenier mais mettre des œillères avait été mon seul réflexe jusqu'ici. Je soupirai de désarroi, remontant ma chemise sur mon épaule d'un geste las. Quelle merde. Une boule m'avait prit l'estomac et j'ignorais si c'étaient ces foutus raviolis ou bien l'angoisse de devoir aller me trouver une nouvelle source de nourriture. Cela dit je pouvais bien attendre demain non? Il me restait une boîte pleine après tout. Pas besoin de se presser. C'est donc dans le déni que je laissai s'écouler ma journée, craignant de plus en plus de voir le soleil se coucher et donner naissance à un nouveau jour. 
     Ce soir, la dernière conserve n'était autre que des ananas en jus. Quelle chance j'avais, raviolis au petit déjeuner et fruits au sirop pour le dîner. Est-ce qu'il aurait été trop demandé de choisir la boîte sucrée un peu plus tôt ce matin et d'avoir la salée maintenant? Évidemment que oui. Mon père parlait souvent de cette fameuse «loi de l'emmerdement maximal», il devait sûrement faire allusion à ce genre de situation. Et en parlant de cette fameuse loi, elle tendait à s'appliquer aussi à mon stock d'eau que je rependis sur le plancher dans un geste maladroit alors que j'essayais de le saisir.

LA FAUCHEUSE ROUSSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant