Apprends ta place

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     Il s'était passé un mois entier depuis l'incident avec Henri. Comme promis je réfléchissais à sa demande mais il était bien difficile pour moi d'essayer de réellement considérer sa proposition. Rien de ce qu'il m'avait dit ne me semblait correcte de mon point de vue et même en tournant ça dans tout les sens je n'arrivais pas à trouver un angle me convenant dans cette histoire. Alors je ne disais tout simplement rien. Quand il me revenait pour savoir si je commençais à avoir une idée de ma réponse, je lui disais simplement qu'il me fallait plus de temps. Il était insistant et m'agaçait avec ça plus qu'il n'en était raisonnable, mais il finissait toujours par me ramener dans ses filets grâce à son sourire enjôleur et ses manières charmantes. Il me piégeait souvent en m'emmenant piquer dans les réserves de feuilles pour se faire un petit trip ensemble qui se finissait presque chaque fois de la même manière. C'était sa façon à lui de se rassurer et de se dire que j'étais à lui. Il m'arrivait souvent de me dire que peut-être étais-ce lui qui avait raison, que notre mode de vie ne permettait pas de rêver trop grand et qu'il faudrait probablement se faire à l'idée que notre existence était déjà bien radieuse en l'état pour ce contexte. Mais je refusais simplement d'y croire complètement.

     Ce matin encore, je fus assigné à la cuisine avec Henri et nos mains s'activèrent sur les légumes que comme chaque jour il fallait éplucher, puis découper, puis mettre à bouillir pour les faire cuire. Et l'après-midi, même son de cloche. Éplucher, découper, mettre à bouillir. Et quand nous étions chanceux, un carré de viande s'ajoutait au lot pour rendre ce quotidien répétitif juste un peu moins similaire au repas précédent. J'en venais même à me demander si je n'étais pas prisonnière d'une boucle qui me faisait répéter la même journée encore et encore.
     De ma place à la table, je pouvais chaque semaine voir s'équiper la troupe de chasse pour partir à la recherche de nouvelle viande à ramener, ou d'autres choses qui pourraient légèrement améliorer notre qualité de vie au sein de la colonie. A chaque fois l'envie était terriblement forte de leur courir après pour les supplier de m'emmener avec eux, mais j'étais sans arrêt réprimandée par Henri qui soit saisissait mon poignet ou mon épaule pour m'empêcher d'y aller, soit qui lançait un sujet de conversation inintéressant dont je ne pouvais pas me dépêtrer. Dans tout les cas, je finissais par renoncer à essayer. Les choses avaient été très clairement dites, Daniel n'avait pas l'intention de m'emmener avant que mon age légal de la majorité ne soit passé.
     Seulement, à moi, ça ne me convenait pas. Ça ne me convenait plus. Ce schéma auquel j'avais été forcée de me plier dans ma première colonie se répétait ici aussi, m'empêchant juste de me donner la place que je méritais dans la troupe, et c'était particulièrement injuste. A l'époque, je croyais pouvoir faire le poids face au monde extérieur, et l'histoire m'avait apprit à de nombreuses reprises qu'en réalité je n'en avais pas les épaules. Mais aujourd'hui, j'avais prouvé ma capacité à exceller dans la survie à la surface et je me savais parfaitement capable d'apporter une pierre solide à l'édifice de la chasse. Il me fallait juste une opportunité pour prouver que majeure ou non je saurais être une alliée de poids pour mes camarades.
     C'était trop. Un mois et je devenais déjà folle. Je n'allais pas encore rester deux ans à attendre que peut-être ma candidature soit analysée pour déterminer si oui ou non j'étais valide pour me faire une place dans le groupe de chasse. C'était impossible. Je posai mon couteau sur la table, essayant de me rendre jusqu'à la troupe qui s'équipait toujours dans la salle principale. Mais Henri m'attrapa par le poignet comme il le faisait chaque fois, me faisant non de la tête.

     - Tu n'y vas pas Camille.
     - Laisse-moi y aller Henri. Je deviens folle moi à force de couper des légumes.
     - Si tu t'ennuies à la cuisine, il y a d'autres choses à faire dans la colonie.
     - Oui, comme par exemple aller chasser.
     - Je t'ai dis dans la colonie. Pas dehors.

     Je me dégageai de son emprise, reculant en frottant le joint de mon poignet douloureux. Il s'avança en ma direction, ayant pour réflexe de me faire reculer.

     - Arrêtes de m'interdire des choses. Je te dis que j'ai envie d'y aller Henri.
     - Donc ça veut dire que tu refuses ma proposition? Ça y est c'est officiel tu ne veux pas fonder une famille avec moi?
     - Mais pourquoi ces deux choses ne pourraient pas coexister? Je peux être une chasseuse et te donner un enfant une fois adulte. Je ne vois pas pourquoi choisir une voie m'oblige à renoncer à l'autre.
     - Parce que si tu chasses, ça veut tout simplement dire que tu risques ta vie dehors en permanence et qu'à tout moment tu peux mourir. Portant le bébé ou après lui avoir donné naissance, l'abandonnant sans mère ni potentiel de second frère ou sœur. C'est ça que tu veux?
     - Non mais de toutes façons j'en veux pas moi d'enfants ! Alors arrêtes avec ça !

     Il fronça les sourcils tandis que je sentais tout les yeux de la colonie se tourner en ma direction dans un silence de mort. Je me voyais tout à coup véritablement mal à l'aise. Je déglutis, n'ayant plus vraiment le courage d'affirmer haut et fort mon opinion à propos de quoi que ce soit. Henri croisa les bras, froissé par ma révélation.

     - Tu ne veux pas d'enfants Camille?
     - C'est.. C'est juste que.. Je pense que ce n'est pas ce que je veux..
     - Donc depuis le début tu te paies ma tête. Tu me fais miroiter une possible réponse positive mais ton intention n'a jamais été de considérer ce choix. 
     - Je ne suis peut-être simplement pas faite pour ça Henri.
     - Tu es une femme ! Tu es conçue pour ça !

     Je sentis ma poitrine se serrer, tout à coup oppressée et réduite à l'état d'objet. Je fus profondément blessée par cette remarque venue tout droit de la bouche de mon petit ami. Je serrai les dents avec rage, le frappant d'une claque violence. Je venais de le gifler au regard de tout les autres. Des larmes froides envahirent mes yeux qui le glacèrent sur place, n'ayant absolument pas l'intention de m'excuser pour mon geste.

     - Espèce de connard !
     - Camille.

     Son regard me terrifia tout à coup. Il avait l'air en colère, et je me sentais tout autant en danger que si je me retrouvais seule face à un monstre sans la moindre arme pour me défendre. Et pendant un instant, je cru réellement que c'était ma situation. Il s'était montré patient avec moi jusqu'ici mais cette fois-ci je devais être allé trop loin pour lui. Il m'attrapa par la tignasse, me faisant couiner de douleur sous sa poigne serrée. Et alors qu'il me rabaissa au rang qu'il pensait profondément être le miens, tout le monde autour de nous retourna à ses occupations comme si de rien n'était. Humiliée et dévaluée, je regardai du coin de mes yeux mouillés l'escadron de chasse partir une nouvelle fois sans ma compagnie.
     Je me vis traînée à travers la pièce, Henri m'emmenant de force jusqu'à la réserve de nourriture pour m'y faire tomber avec violence. J'étais au sol, lui encore debout devant moi comme pour encore une fois me rappeler que ma place était à ses pieds. Lui qui s'était montré si doux et sympathique jusque là ne s'avérait en réalité porter un masque cachant une véritable enflure.

     - Tu vas réfléchir ici Camille. 
     - Tu vas m'enfermer..?
     - J'espère entendre un autre son de cloche quand je reviendrai te chercher.

     Il claqua la porte, faisant raisonner le loquet dans le mur et m'enfermant dans le noir complet. Je me sentis tout d'un coup comme étouffer, rampant jusqu'à l'entrée avant de commencer à frapper du poing contre le bois, ressentant plus que jamais le besoin d'air. Il fallait que je sorte de là tout de suite. Immédiatement. Je suffoquais, sentant mon corps trembler sous le manque d'oxygène.

     - Henri !! Laisse-moi sortir !! S'il te plais je peux pas respirer ici !!

     Mais personne ne vint m'ouvrir, m'abandonnant à ma crise de panique sans que qui que ce soit de présent autour de moi ne se sente concerné par ma situation. J'entendais les pas devant la porte qui ne s'arrêtaient pas malgré mon appel à l'aide. A croire que je n'avais aucune importance pour la moindre âme vivant sous le même toit que moi. Je n'étais pas chez moi ici. Ce n'était pas là qu'était ma place. Jamais ces gens n'allaient pouvoir un jour remplacer ma famille. Jamais.

     Henri revint des heures après, ayant moi-même perdu le décompte du temps, m'ouvrant enfin pour laisser la lumière entrer qui m'aveugla. J'étais lamentablement allongée contre les sacs de grains, m'étant endormie là suite à la terreur épuisante à laquelle j'avais dû faire face. Je n'étais pas tant sûre d'avoir été subitement gagnée par le sommeil que de m'être simplement évanouie de panique. Dans les deux cas, ça avait au moins rendu le temps plus court. 
     Le brun entra dans la pièce, s'agenouillant près de moi en venant caresser ma joue d'une main douce. Son pouce agrippa légèrement ma peau grasse à cause des larmes séchées. Son air était redevenu celui que j'avais connu jusqu'ici, comme si le monstre auquel je m'étais retrouvé confrontée plus tôt n'avait jamais existé. Me sentant intimidée et effrayée par son visage, je n'osai pas émettre la moindre opposition au baiser qu'il daigna me donner.

     - C'est l'heure du dîner.. J'espère que tu as faim..

     Il passa un bras derrière mon dos et le second sous mes cuisses, me faisant quitter le sol de sa seule force pour me porter hors de la pièce. Comme si il était le prince charmant venant me délivrer du donjon dans lequel il m'avait ironiquement lui-même enfermé. D'une voix enrouée par tout les cris que j'avais poussé plus tôt, je pu enfin lui donner une réponse.

     - Je n'ai pas faim..
     - J'ai travaillé dur pour faire un bon bouillon aujourd'hui. Tu devrais vraiment le goûter.
     - Je te dis que j'ai pas faim.. Ramène-moi à mon hamac je suis fatiguée..

     Comme je venais de le demander, il bifurqua en direction du dortoir pour me déposer avec délicatesse dans le tissus qui s'affaissa sous mon poids. Et sans lui adresser le moindre mot, je m'enfouis sous mon drap pour ne plus avoir à lui faire face. Il déposa un dernier baiser sur ma tête au travers de la toile puis partit après m'avoir caressé la tête comme on aurait pu le faire avec un animal.
     Je m'étais faite humilier aujourd'hui. Je n'arrivais pas à croire à quel point il avait été facile pour Henri de faire de moi ce qu'il voulait, et je me sentais plus faible et incapable que jamais. Comment avais-je pu le laisser ne serais-ce que poser la main sur moi? Je m'étais dépêtrée de situations bien plus périlleuses par le passé et me retrouver ainsi soumise à un ridicule être humain me rendait juste malade. Nous étions une race faible et écœurante. Plus personne n'avait la moindre estime pour personne et je me voyais très mal rester dans ce contexte où il fallait se soumettre pour ne pas être rejeté. Je m'endormis sur ces pensées, ressassant ma hargne envers ma nouvelle colonie qui n'avait pas daigné bouger le petit doigt pour me venir en aide. Quelle bande de rapaces. Je les détestais tous.

LA FAUCHEUSE ROUSSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant