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Nous avons essayé de dormir quelques heures dans la chambre d'Angel. Nous nous sommes jetés, nus, sur les draps, moralement épuisés. Malgré la chaleur je l'ai tenue dans mes bras jusqu'au matin, sans bouger. Nous n'avions pas le cœur à faire l'amour. Je sentais qu'elle avait surtout besoin d'être rassurée, réconfortée. Je ne la connaissais que depuis quelques jours mais, après la forte attirance sexuelle des premiers moments, je ressentais pour elle cette nuit-là une grande tendresse. J'étais beaucoup plus jeune qu'Ann, pourtant j'éprouvais pour elle un sentiment protecteur que je n'avais eu pour aucune autre femme. Par moments elle respirait avec difficulté, comme si elle s'étouffait, et ce n'est que vers trois heures qu'elle a réussi à s'endormir. J'ai sombré dans le sommeil peu après. Lorsque je me suis réveillé, vers cinq heures du matin, Ann dormait toujours dans mes bras et je me suis tout doucement dégagé. Je suis allé dans le salon-salle à manger. Le jour n'était pas encore levé sur la place du Béguinage et je me serais cru dans une petite ville de province.

Dès qu'Ann sera prête nous quitterons Bruxelles par le premier train pour rentrer à Paris, me suis-je dit. Je ne savais pas encore comment nous allions procéder pour la suite des opérations mais il fallait nous rendre au rendez-vous fixé par les truands. Je disais « nous », tant il me semblait évident que j'allais rester auprès d'Ann, quoi qu'il arrive, et que je ferais tout pour l'aider. J'ignorais les sentiments qu'elle éprouvait pour moi – un faisceau de circonstances avait fait que je me trouvais près d'elle au bon moment et qu'elle avait découvert en moi un partenaire qui l'avait amusée et lui avait rendu service –, mais moi, j'étais amoureux d'elle, amoureux comme je ne l'avais jamais été. Je me sentais capable de remuer des montagnes pour la conquérir davantage et pour lui prouver ma passion.

Une des rares choses dont je sois reconnaissant à mon père, c'est de m'avoir fait connaître dès mon plus jeune âge les films des Marx Brothers et les burlesques américains, ceux de Buster Keaton, en particulier. Et si ce réalisateur me venait à l'esprit en ce moment, c'était tout simplement parce que je comprenais que j'aimais Ann et que je me demandais comment j'allais pouvoir la sortir de cette sale histoire. Tous les héros que Buster mettait en scène, et qu'il interprétait lui-même, étaient mus par l'amour qu'ils éprouvaient pour une femme. On lui avait donné ce sobriquet stupide de « l'homme qui ne souriait jamais » tant son visage était impassible, mais Keaton était avant tout « l'homme qui aimait les femmes ». Ce sont elles qui sont à l'origine de sa capacité de dépassement et de ses exploits les plus extraordinaires. C'est par amour que Keaton prend le contrôle d'un paquebot déchaîné (La croisière du Navigator). C'est par amour que Keaton se rend maître d'un typhon et arrache à la tempête un navire, son capitaine et sa fille qu'il courtise (Steamboat Bill Junior). Le plus bel exemple que l'on puisse donner, peut-être, est celui de Battling Buttler,où Keaton, pauvre jouet entre les mains violentes d'un boxeur professionnel, parvient à retourner la situation et à le mettre K.O.

Je n'en étais pas encore là... et j'ignorais totalement comment j'allais m'y prendre pour aider Ann à retrouver son fils, mais, dès potron-minet, je me préparais physiquement et mentalement. Je me suis mis à faire une série de pompes dans le salon. Je n'étais pas très costaud, ni sportif, et je soufflais comme un taureau prêt à foncer sur son torero dans les arènes du Gard. Au bout de dix poussées sur les bras, je me suis écroulé en eau et à bout de souffle sur le parquet. Puis je me suis relevé et j'ai sautillé quelques minutes devant la fenêtre ouverte en faisant des grands mouvements latéraux avec les bras, puis verticaux, appuyés par de bruyantes inspirations et expirations. J'étais tout nu et les fantômes des béguines n'avaient qu'à bien se tenir... Oui, il y avait eu là, du XIIIe au XVIIIe siècle, sur ce site même appelé Notre-Dame-de-la-Vigne, une communauté de veuves et de femmes non mariées qui avaient trouvé refuge dans des maisonnettes serrées autour de l'église gothique qui s'élevait à l'emplacement de l'église actuelle. Ces bâtiments vétustes avaient été détruits vers 1820 avec la disparition des béguines, et c'était une chance pour elles, car un siècle et demi plus tard, elles auraient sans doute été complètement traumatisées de voir à la fenêtre de l'immeuble voisin un homme nu agitant jambes et bras, tel un fou furieux.

10 jours de canicule [publié, mais épuisé, chez ETT]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant