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Nous sommes arrivés en Renault 8 par la rive droite à proximité du pont de Tolbiac. Il n'y avait pas de brouillard, et je n'étais pas Nestor Burma. Nous avons traversé la Seine et nous avons emprunté le pont métallique (le viaduc de Tolbiac surplombant les voies ferrées) à l'extrémité duquel les truands nous avaient donné rendez-vous à vingt-trois heures. Nous avions quelques minutes d'avance et il n'y avait aucune 404 garée à l'endroit indiqué. J'ai continué à rouler lentement sur le viaduc. Le soleil était couché depuis trois-quarts d'heure et le jour virait à la nuit bleutée. Les réverbères diffusaient les uns après les autres leur lumière blanchâtre. Je voulais profiter de ce temps mort pour reconnaître les lieux et pouvoir filer au plus vite, une fois l'échange avec les ravisseurs effectué. Arrivé au point de rendez-vous, j'ai tourné sur la droite dans la rue Ulysse-Trélat qui descend en pente douce jusqu'à la rue du Chevaleret. C'est dans cette rue qu'a été poignardée Bélita, la jolie gitane qui avait annoncé à Nestor la mort d'Abel Benoit dans le récit de Léo Malet inspiré par ce lieu, et je me suis dit que c'était un mauvais présage. J'ai continué par la rue du Chevaleret puis j'ai tourné à droite sur le boulevard de la Gare et à droite encore sur le quai de la Gare, faisant ainsi une boucle pour arriver de nouveau par l'extrémité du pont métallique, côté Seine. Cette fois-ci, il y avait au bout du pont, sur le côté droit de la chaussée, une Peugeot 404 arrêtée, qui nous faisait face, tous phares allumés. Je me suis laissé glisser vers elle et j'ai stoppé à une centaine de mètres du véhicule, en laissant tourner le moteur. En dehors de nos deux voitures, le pont était totalement désert. J'ai pensé que l'on devait avoir l'air de vrais neuneus avec notre Renault 8 beige clair. Une Citroën traction avant aurait sans doute fait mieux dans le décor et, surtout, nous aurait fait prendre au sérieux par les occupants de la 404. Ann était vêtue classique : un jean et un chemisier blanc. Elle était chaussée d'escarpins souples et avait laissé ses cheveux libres retomber sur ses épaules. Avant de quitter l'appartement nous avions essayé d'imaginer au mieux comment procéder, et nous avions décidé qu'Ann exigerait des ravisseurs qu'ils fassent sortir son fils et sa soeur de la voiture avant de leur remettre les documents.

- À moi de jouer, me dit-elle, la gorge nouée. Tu me donnes l'enveloppe s'il te plaît.

Elle la mit dans son sac à main qu'elle avait presque vidé pour la circonstance. Au moment où elle ouvrit la portière je lui touchai le bras et lui dis pour la première fois que je l'aimais. C'est bien cela que disait cette lettre écrite dans le train, mais je n'avais jamais osé lui déclarer ces mots de vive voix. Elle me sourit, me prit la main et la posa sur sa poitrine, côté cœur.

- Tu sens comme j'ai peur ?

- Ça ira, la rassurai-je, en ayant tout aussi peur qu'elle.

Elle sortit de la Renault 8 et je la vis s'avancer d'un pas décidé avec sa démarche de mannequin, l'allure conquérante, son sac à lanière sur l'épaule, en direction de la 404. Il faisait quasiment nuit à présent et je ne distinguais au loin que des silhouettes et des ombres. Les phares de la 404 m'éblouissaient et le lampadaire situé à proximité ne donnait qu'une lumière blafarde.

Je vis deux hommes sortir de la voiture. Le premier, qui était descendu côté conducteur, semblait être très grand. Il est resté près de la portière tandis que l'autre s'est dirigé vers Ann et l'a arrêtée à quelques mètres du véhicule. La discussion paraissait animée et se prolongeait. L'homme tendait une main, probablement pour récupérer l'enveloppe. Et Ann, ainsi que nous en étions convenus, insistait pour voir sa sœur et le petit. L'homme est alors retourné vers la 404 et a ouvert la portière avant, côté passager. Il est resté penché un moment, vers l'intérieur. Une femme de forte corpulence est descendue peu après, et je me suis dit que ce ne pouvait être Angel, la sœur d'Ann. Logiquement, celle-ci devait être à l'arrière du véhicule avec le petit, et certainement pas à l'avant. Les deux hommes sont restés près de la voiture et la femme s'est dirigée vers Ann. Je les ai vues discuter pendant quelques instants. Puis elle s'est retournée pour faire un signe à l'un des hommes qui a ouvert la portière arrière de la 404. Une femme, qui paraissait tout aussi grande qu'Ann, en est sortie, et le petit garçon. Je l'ai très nettement entendu crier « Maman » dans la nuit. Il a voulu courir vers sa mère mais l'homme l'a retenu. La femme corpulente était à nouveau face à Ann, le bras tendu vers elle. Ann a ouvert son sac et lui a remis l'enveloppe. La femme est retournée sur ses pas en direction de la 404 pour rejoindre le groupe formé par ses deux acolytes, le petit Arno et Angel. Je me suis dit que tout se jouait maintenant et je n'étais pas fier. Ann était restée au même endroit, à une dizaine de mètres de la 404. Elle ne devait pas en mener plus large que moi. Je me demandais qui pouvait être la femme corpulente. Visiblement, c'était elle qui dirigeait les opérations. Elle examinait les documents et j'ai tout de suite eu l'impression, à ce moment, que quelque chose se déréglait. Je l'ai vue brandir les lettres devant les autres, revenir vers Ann d'un pas décidé pendant que les deux hommes poussaient le petit et sa tante à l'intérieur de la voiture. J'ai pensé qu'elle venait certainement de démasquer mon travail de copiste. Mais qui pouvait-elle être pour parvenir aussi vite à cette conclusion ? Les femmes paraissaient se disputer maintenant, et même en venir aux mains. La femme corpulente bousculait Ann, l'injuriait, à en croire les cris qui s'élevaient dans la nuit, et Ann se défendait comme elle pouvait, en la bousculant à son tour.

10 jours de canicule [publié, mais épuisé, chez ETT]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant