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Monsieur Charles, c'est à lui que je pensais en foulant le parvis de la Gare du Nord éclaboussé de soleil. Je me disais qu'au point où j'en étais, je me devais de lui donner de mes nouvelles, ne serait-ce que par simple correction. Ann et moi, nous nous étions répartis les tâches urgentes à accomplir avant notre rendez-vous de vingt-trois heures avec les ravisseurs : pendant que je m'attèlerais à la rédaction des lettres censées avoir été écrites par Morel (j'allais tout reprendre, en respectant scrupuleusement les indications données par Ann, cette fois, et je ne me mettrais plus hors sujet), elle se chargerait de trouver une voiture. Elle s'était souvenue d'une amie qui pourrait peut-être lui prêter la sienne. Je profiterais de son absence pour téléphoner à Monsieur Charles.

Dans le train, nous avions envisagé pendant un moment de prévenir la police dès notre arrivée à Paris mais, finalement, nous y avons renoncé, faute de preuve tangible. Pourquoi nous croirait-elle ? Nous n'étions plus en possession de la lettre de menace. Et, surtout, Ann ne voulait pas faire prendre le moindre risque à son fils et à sa sœur, en cas de dérapage : on ne savait pas de quoi les malfrats étaient capables. Enfin, nous jugions le subterfuge que nous avions imaginé suffisamment solide (je m'étais entraîné à imiter l'écriture de Morel d'après les informations fournies par Ann, et le résultat lui paraissait très satisfaisant), pour abuser les ravisseurs. Nous sommes arrivés dans l'appartement d'Ann en début d'après-midi. Le soleil inondait la terrasse et je m'étonnais que les plantes n'aient pas souffert de la sécheresse.

- J'ai fait installer au printemps un arrosage automatique dernier cri, me confia Ann à l'oreille, comme si c'était un secret de première importance.

Effectivement, je trouvais la chose primordiale, surtout si je devais venir un jour habiter avec elle et m'occuper de la végétation. Ann prit une douche, se changea et quitta l'appartement en quête d'une voiture. De mon côté, je continuai mon exercice de création littéraire et de calligraphie... Quand, au bout de deux heures, je relus mes feuilles, je fus très content de mon travail de faussaire. Si l'on n'y regardait pas de trop près, cela pouvait passer. De toute façon il fallait que ça passe, me suis-je dit en les mettant dans une enveloppe en attendant de les montrer à Ann. Il y allait de la vie de deux personnes. Certes, je n'avais pas encore fait preuve ni de la force, ni de l'ingéniosité de Bebel ou de Buster, mais je marchais sur les traces de mes héros de cinéma. Gonflé à bloc, je décidai que c'était le bon moment pour téléphoner à mon patron. Je composai son numéro direct et attendis. Il décrocha au bout de deux sonneries et se présenta comme il le faisait habituellement.

- Charles Duflère, bonjour, que puis-je pour vous ? Tout le monde dans l'agence l'appelait « Monsieur Charles » et cela me faisait toujours sourire d'entendre son patronyme ; il avait vraiment un nom prédestiné pour être à la tête d'une agence de détectives.

- C'est Jean, m'annonçai-je, en n'en menant pas large.

- Où es-tu, nom de Dieu, tonna-t-il dans le récepteur. J'attends de tes nouvelles depuis plus de deux jours !

Je bafouillai.

- Je vais tout vous expliquer, patron...

Il m'interrompit brutalement.

- Il n'y a plus de patron qui tienne, ni de stage, ni rien. Tu viens te présenter demain matin chez la comptable à la première heure, tu prends ton solde de tous comptes et tu ne remets plus les pieds ici. Compris ?

Il était hors de lui. Jamais je ne l'avais entendu hurler ainsi.

- Je m'excuse, patron, insistai-je, je vous prie sincèrement de m'excuser, mais avant de quitter définitivement l'agence, laissez-moi vous expliquer.

Il marqua un temps qui me parut interminable puis, plus calme, me lança d'une voix ferme :

- Je t'écoute.

- Voilà, commençai-je...

Et je lui déballai toute l'histoire, ou presque : mon arrivée dans l'appartement d'Ann, le cambriolage, les lettres (non pas de Dubourg mais de Morel) que j'avais réussi à identifier et à récupérer, ma relation amoureuse avec la jeune femme, la lettre anonyme, ma fuite avec elle à Bruxelles, le vol de ma voiture et de tout ce qu'elle contenait, enfin l'enlèvement et le rendez-vous avec les ravisseurs, ce soir, à onze heures, sur le pont de Tolbiac où, en échange des documents de Morel qu'Ann n'avait plus, son fils et sa sœur seraient libérés...

Un silence pesant suivit ce monologue que j'avais déclamé avec toute la conviction et la sincérité dont j'étais capable.

- Petit con ! me lança-t-il, pour toute réponse.

Et il raccrocha.

Ann est arrivée avec une Renault 8 qu'elle a garée au pied de l'immeuble. Je ne lui ai pas parlé du coup de téléphone, bien entendu. Elle ignorait tout de l'enchaînement des événements qui m'avait conduit à m'impliquer dans sa vie et à attendre avec elle, en cette fin d'après-midi, l'heure du rendez-vous fixée par les truands, quels qu'ils fussent, pour négocier avec eux l'échange de sa sœur et de son petit garçon contre... Elle a lu avec attention les lettres que j'avais imitées et les a trouvées crédibles. Mais je voyais bien qu'elle était inquiète. Je l'étais aussi, à vrai dire... J'avais beau penser à Buster et à ses innombrables exploits pour conquérir les femmes de sa vie dans Les fiancées en folie, Sportif par amour, Cadet d'eau douce, et surtout dans Sherlock Junior détective, je me rendais compte que nous n'étions pas de la même trempe... Il nous restait environ quatre heures à tuer avant le rendez-vous du pont de Tolbiac. Alors nous avons fait l'amour, mais le cœur n'y était pas.

10 jours de canicule [publié, mais épuisé, chez ETT]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant