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Il était autour de minuit et Monsieur Charles me raccompagna dans le XXe arrondissement avec sa Mercedes. Il ne me restait plus qu'à retourner chez moi, après m'être fait jeter par Ann. Dans l'état où j'étais, il n'avait pas voulu me laisser rentrer par le dernier métro. Il me devait des explications et il était confus d'avoir involontairement provoqué une rupture aussi brutale. Il conduisait souplement, à allure modérée. À cette heure de la nuit, il y avait peu de circulation, et nous étions au mois d'août. Il traversa la Seine par le pont de Bercy. Au-dessus de nos têtes une rame de métro aérien roulait en sens opposé vers la station Quai de la Gare avec un bruit strident de crissements de roues sur les rails. Nous avons longé les entrepôts de Bercy sur une centaine de mètres et nous avons tourné à droite en direction de la place Daumesnil.

- Je suis vraiment désolé, reprit-il, au bout d'un moment. Je ne pensais pas faire une telle gaffe. Tu ne lui avais pas dit, à ta belle, que tu travaillais dans une agence de détectives ?

- Non. Je ne lui avais rien dit du tout. Je pensais pouvoir jouer sur tous les tableaux : vous rapporter les lettres et me faire aimer d'elle. Jusqu'à cette nuit encore, je pensais pouvoir la tirer moi-même de cette sale histoire. Quoi qu'il en soit, merci quand même d'avoir prévenu la police, parce que sans vous....

Il resta silencieux. Nous remontions le boulevard de Reuilly.

- Mais vous, lui demandai-je à mon tour, par quel miracle avez-vous récupéré ces lettres ? Il y a trois jours à peine, elles étaient soigneusement rangées dans ma voiture. Un petit voyou, je suppose, me l'a volée à la sortie de l'autoroute, sur la route de Cambrai, quand Ann et moi nous nous sommes arrêtés un instant pour soulager des besoins parfaitement naturels. Et ces lettres, je les retrouve ce soir dans vos mains. C'est à n'y rien comprendre !

J'avais conscience de mentir effrontément au sujet de notre pause amoureuse mais, enfin, pas tant que cela, quand j'y repensais.

- Ecoute, Jean, me dit-il en cherchant ses mots. Je te connais comme si je t'avais fait. Quand je t'ai mis sur cette affaire, j'étais quasiment certain que tu allais tomber amoureux de cette femme, de cette très belle femme, soit dit en passant, mais ce n'est pas une excuse. Tu m'avais déjà fait le coup... Alors, quand tu m'as proposé ton plan pour t'introduire chez elle, j'ai pensé que c'était une excellente idée. Une fois dans les lieux, je ne doutais pas un instant que tu mettes la main sur les lettres. Mais je me suis méfié de ton caractère, et ce qui s'est passé par la suite m'a donné raison. Lorsque j'ai parcouru le rapport que tu m'as laissé, lundi dernier, et que je ne t'ai pas vu arriver le matin même, mon doute s'est confirmé, et je me suis dis « Qu'est-ce qu'il va encore m'inventer, celui-là ? » Excuse-moi, Jean, mais je sais lire entre les lignes et, je te l'aidit, je te connais par cœur.

Nous venions d'atteindre la place de la Nation, déserte à cette heure. Monsieur Charles prit sur la droite vers le boulevard de Charonne.

- J'ai eu alors l'idée de faire appel à notre vétéran, le fidèle Monsieur Henri, qui tourne en rond comme un lion dans son appartement depuis son départ à la retraite. Il s'est fait un plaisir d'aller chez toi, et, constatant ton absence, d'aller traîner du côté de chez Ann. Il ne lui a pas été difficile de reconnaître ta Coccinelle garée au pied de son immeuble. Ensuite, je lui ai fait parvenir une voiture avec chauffeur pendant qu'il surveillait tes allées et venues. Lorsque vous avez quitté Paris pour prendre l'autoroute A1, ils vous ont discrètement suivis...

La suite était simple à deviner... J'étais interloqué d'apprendre que mon patron était à l'origine du vol de ma voiture. Comme je le craignais, c'était bien la preuve qu'il ne me faisait pas confiance et, sur le moment, j'en fus très affecté, même si je pensais qu'il n'avait pas tout à fait tort. Mais cette nuit-là, j'étais perturbé plus encore par la réaction d'Ann qui avait douté de ma sincérité et je me demandais déjà comment j'allais réussir à rebondir, après avoir vécu tous ces jours avec elle à deux cents à l'heure.

Monsieur Charles s'arrêta rue de Belleville, à proximité de chez moi. Nous sommes restés l'un et l'autre silencieux dans la voiture. Malgré l'heure avancée de la nuit, un souffle chaud nous balayait le visage à travers les vitres ouvertes. Il me confirma qu'il tenait à ma disposition, enfermée dans un garage, ma voiture avec tous les bagages. Il fouilla dans sa poche et en sortit un briquet et un paquet de cigarettes qu'il ouvrit avec minutie. Je ne l'avais jamais vu fumer.

- La cigarette de l'amitié, me dit-il, en m'en proposant une.

Nous avons fumé en silence. La rue était déserte. Les lumières des réverbères étaient cerclées de halos jaunâtres.

- Jeannot, me dit-il soudain en se tournant vers moi, il faut que tu admettes que tu n'es pas fait pour ce métier !

Il n'était pas agressif, au contraire, son attitude était empreinte d'une bienveillante gentillesse. À vrai dire, je m'attendais à ces paroles, et je ne lui en ai pas voulu. Je lui ai répondu que, oui, j'avais parfaitement conscience de mes limites. Dès la rentrée j'allais chercher un autre travail. Du travail, ce n'était pas ce qui manquait à cette époque ; les journaux étaient remplis d'annonces et je ne me faisais aucun souci.

Finalement, je réalisais que Monsieur Charles me rendait un sacré service en me parlant avec franchise. De moi-même je ne serais jamais parti. J'étais bien, à l'agence. J'avais l'impression d'être protégé, tout en disposant d'une grande autonomie. Je reconnaissais que cette attitude ne reflétait pas un caractère particulièrement ambitieux, ni mature, mais j'estimais avoir encore un peu de temps pour grandir, et je pensais que la réussite professionnelle n'était pas le seul objectif dans la vie. Et puis, les quelques repas pris avec Monsieur Charles et sa femme dans leur appartement au-dessus des bureaux m'avaient donné le sentiment d'être un peu de la famille...

- Je te vire moi aussi pour ainsi dire, ajouta-t-il en me souriant. Décidemment, ce n'est pas ta journée ! Je te vire, mais sache que tu seras toujours le bienvenu à la maison.

Nous sommes sortis sur le trottoir et nous avons fait quelques pas. Nous nous sommes donné une chaleureuse poignée de main, puis il m'a soudain pris dans ses bras en me serrant contre lui....

- Au revoir, pa...pa...tron, bafouillai-je la gorge nouée.

Je tenais absolument à l'appeler patron, une dernière fois, et il s'en est fallu d'un rien que je ne me mette à pleurer.

10 jours de canicule [publié, mais épuisé, chez ETT]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant