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Je décidai de battre le fer quand il était encore chaud et me rendis chez mon père, rue de la Butte-aux-Cailles. J'allais le trouver en pleine sieste, transpirant, liquéfié, mais peu m'importait, j'étais pressé de savoir si je pouvais compter sur son aide. Je le rembourserais petit à petit, en fonction de mes possibilités. J'estimais, à la louche, qu'il me fallait au moins cinq mille francs pour les deux billets d'avion, la location du camping-car, l'essence et la nourriture pour six mois, durée du séjour que j'envisageais avec mon fils dans ce pays. Une fois accordée la promesse du prêt, je définirais notre période de départ (a priori, mars-avril de l'année prochaine, ce qui correspond en Australie à la saison intermédiaire) et je préparerais avec minutie notre voyage, impliquant Boris au maximum. Ce serait la première fois que je ferais un si grand voyage et j'étais à la fois excité et effrayé à cette idée. En même temps, me lancer dans un projet de cette envergure me permettrait de m'occuper l'esprit et de reléguer au second plan le souvenir des dix jours de folie que je venais de vivre avec Ann.

La rue de la Butte-aux-Cailles était quasi-déserte, écrasée de soleil. En ce début d'après-midi, les rares boutiques qui n'étaient pas fermées pour congés annuels n'avaient pas encore relevé leur rideau métallique. Personne à la terrasse du seul bar ouvert, situé face à l'immeuble où résidait mon père. Je montai au deuxième étage et frappai à sa porte. Alicia m'a ouvert et embrassé avec émotion. Elle était vêtue d'une blouse blanche comme en portent les infirmières. Elle paraissait extrêmement inquiète :

- Ah ! Jean, me dit-elle sur un ton affolé, j'allais t'appeler. Ça ne va pas du tout. Ton père a un mal fou à respirer. Il étouffe. J'étais en train de chercher un médecin qui pourrait remplacer le docteur Sergent en congé, mais je n'en trouve aucun ! C'est le désert, Paris, au mois d'août.

J'entrai et découvris mon père dans son fauteuil, énorme, à moitié nu, suffocant, les yeux révulsés. C'est à peine s'il m'a reconnu. J'aidai Alicia à chercher un médecin dans les Pages Jaunes et, par miracle, j'en dénichai un qui voulut bien se déplacer dans l'heure.

Dès son arrivée, il lui fit une piqûre pour le soulager et lui établit une ordonnance de deux pages de médicaments que j'allai chercher aussitôt dans la première pharmacie ouverte.

- C'est une fausse alerte, cette fois-ci, m'a dit le docteur. La chaleur y est pour beaucoup, mais il faut absolument qu'il perde du poids, sinon il va être confronté à de sérieux problèmes.

Mon père semblait en effet se calmer à présent, et sa respiration redevenait régulière. Je lui tenais la main, il essayait de me parler d'une voix faible, cherchait ses mots, voulait me remercier. Il esquissait un pauvre sourire pour donner le change mais je voyais bien qu'il avait eu très peur.

Je restai encore quelques minutes et je partis en promettantde revenir le voir rapidement. Je demandai à Alicia de me téléphoner à la moindre alerte. Du coup, je n'avais pas osé lui parler de cet emprunt. Ce n'était pas le moment. D'ailleurs je me demandais quel jour serait le moment. À bien réfléchir, je me disais que je me débrouillerais autrement, en demandant à des amis peut-être, ou, une fois de plus, à ma mère, la pauvre. Elle rouspéterait, mais elle me dépannerait, comme elle l'avait toujours fait. De toute façon, il fallait que je trouve une solution. J'étais déterminé à partir au plus tard en avril prochain quoi qu'il arrive, quitte à braquer une banque.

Le peu de temps où j'ai côtoyé mon père au moment où il m'avait hébergé, j'avais admiré sa prestance, son charisme, son aisance en société, son côté charmeur, et j'étais d'autant plus affecté aujourd'hui de le voir à ce point diminué. Il n'avait « que » soixante-huit ans et j'étais effondré de constater comment il s'était laissé aller à manger, à boire, à se négliger, pour devenir cet homme aussi obèse, presque invalide.

10 jours de canicule [publié, mais épuisé, chez ETT]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant