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À mon réveil le lendemain, au matin du neuvième jour de canicule d'affilée (comme la radio n'a cessé de le répéter toute la journée), j'ai eu l'impression de m'extraire d'un rêve paradisiaque pour tomber dans un cauchemar, celui de la réalité. Je découvrais à nouveau ma chambre et mon lit inconfortable sur lequel je m'étais jeté la veille sans me déshabiller, la pièce dite « principale », exiguë, empoussiérée, avec sa fenêtre qui ouvrait sur le mur de ciment aveugle et sa vue imprenable, puisque de cette position, aucune autre photo que celle du mur ne pouvait être prise. Fort heureusement le voisin à qui j'avais confié mes clés s'était bien occupé de mes bestioles, et je n'eus aucun décès à déplorer. J'étais en nage et je pris une douche qui ne fut pas réparatrice. Je me demandais ce que j'allais bien faire de mes journées, maintenant que je n'avais ni travail, ni « fiancée ». Je n'allais pas essayer de convaincre Ann de ma bonne foi, elle ne me croirait pas. J'avais moi-même du mal à réaliser tout ce qui s'était passé : le vol de ma voiture, des lettres, Monsieur Charles en sauveur sur le pont... Non, c'était trop, elle ne me croirait jamais. Ann me manquait. Je ne la connaissais que depuis dix jours environ, mais elle était entrée dans ma vie. Avec tous mes mariages à seulement trente et un ans, j'avais conscience d'être un cœur d'artichaut mais j'avais trouvé en elle ce que je recherchais sans doute, à ce moment de mon existence : la putain, la maman, la femme fatale, la féministe. Ann était tout cela à la fois. Et la durée de la relation n'est pas un critère : j'ai connu un homme qui avait croisé et soutenu le regard d'une jeune fille dans une gare, le temps d'une correspondance. Il s'était souvenu d'elle toute sa vie. Je me suis dit un moment que je pourrais partir dans la Creuse, chez ma mère, retrouver Bobo et m'occuper de lui à temps complet jusqu'à la rentrée. Il aurait été ravi, j'en suis sûr, de passer ses dernières semaines de vacances avec moi et, en d'autres circonstances, je l'aurais été également. Je souhaitais lui consacrer le plus de temps possible ; j'avais trop souffert moi-même de l'absence de mon père et, pendant l'année scolaire, je me comportais comme un papa poule. Mais, après ce que je venais de vivre, j'avais le moral dans les talons et je n'aurais pas été pour lui un compagnon de jeux agréable. Je renonçai à la Creuse.

Il était plus de onze heures et il devait faire autour de 35° dans mon appartement sous les toits. Je n'avais pas de ventilateur et je songeais un instant descendre en acheter un au Monoprix du coin. Mais j'étais exténué et je me disais que, de toute façon, le magasin avait sans doute été dévalisé de cet article depuis longtemps. Je retournai dans ma chambre à coucher et m'effondrai sur le lit.

Pendant mon sommeil, je rêvai, comme cela m'arrivait parfois, de troupeaux de kangourous qui faisaient des bonds gigantesques sur les terres rouges du désert australien. Ce rêve, je le portais en moi depuis mes lectures d'enfance et les reportages que j'avais vus sur l'Australie, ce continent constitué de 75% d'étendues arides ou désertiques.

Je me suis réveillé en sursaut en ayant l'impression d'avoir dormi toute la journée. Pourtant, il n'était que treize heures et il faisait grand jour dans la chambre. J'ai pris une deuxième douche et une décision aussi soudaine qu'inattendue qui devait germer dans ma tête depuis mon réveil, c'est-à-dire depuis cinq minutes : j'allais m'accorder une année sabbatique et partir en Australie avec mon fils sillonner les terres désertiques de l'Outback en camping-car. Bobo allait entrer en dernière année de maternelle et, sans aucun doute, il apprendrait plus de choses en découvrant les koalas, les kangourous, les wombats, les émeus et les légendes aborigènes qu'en restant sur les bancs de son école. Et puis, nous serions ensemble pendant plusieurs mois, ce que je n'avais jamais connu avec mon père. Dans l'état de désenchantement où j'étais, j'avais conscience de me projeter vingt-cinq ans en arrière et d'effectuer un double transfert sur mon fils et sur mon père, pour être simultanément le petit garçon que je fus à l'âge de Bobo et le père que j'aurais souhaité avoir. Mais je comprenais au même moment (enfin, allais-je dire, preuve que je venais soudain de grandir) que les parents font le plus souvent ce qu'ils peuvent et que l'amour qu'ils portent à leurs enfants ne s'évalue pas en termes quantitatifs. Il n'en restait pas moins que, pour mener à bien ce projet, il me fallait de l'argent, beaucoup d'argent. J'en avais un peu de côté sur un compte d'épargne et, pour le reste, j'envisageais de demander, une fois n'est pas coutume, à mon géniteur. Peut-être daignerait-il me rendre ce service. Je lui expliquerais que ce voyage était pour moi l'occasion de réaliser un rêve d'enfance et que partir avec mon fils au pays des kangourous était ma façon de rebondir, de tenter d'oublier Ann.

10 jours de canicule [publié, mais épuisé, chez ETT]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant