Dijon, des mois plus tard
L'assistante sociale, madame Julia Clarian, qui s'occupait des placements de mes frère et sœur et moi-même, me poussa doucement dans le dos vers les deux adultes. Une femme et un homme à qui le diplôme pour devenir famille d'accueil avait été délivré plusieurs années auparavant. Christelle et Marc Vulpair.
Tout au long de nos rendez-vous, madame Clarian m'avait expliqué en long en large et en travers le système des familles d'accueil et la chance que j'avais, bien que je sois séparée de mes frangins à cause du manque de places, de retrouver un foyer. Elle avait aussi cherché à me faire parler de moi : ce que j'aimais faire, mon dessert préféré, si j'avais des amis, etc. Mais ses tentatives pour me sortir de mon mutisme s'étaient toutes soldées par un non-recevoir. Elle avait fini par rendre les armes.
- Bonjour, Maude, dit la dame brune au regard doux. Je m'appelle Christelle et voici mon mari, Marc.
- Bonjour, murmurai-je dans un souffle erratique.
J'avais tellement perdu l'habitude de me servir du langage pour m'exprimer qu'à chaque mot prononcé, je me retrouvais à bout de souffle.
- Est-ce que tu veux visiter là où tu vas dormir ce week-end ?
Je hochai lentement la tête de haut en bas et les suivis dans l'escalier, situé à gauche de la porte d'entrée et menant à l'étage, avec mon assistante. Cette dernière m'avait dit que mon installation chez eux se ferait par étapes : d'abord un week-end, puis une semaine entière et, enfin, mon emménagement définitif. Elle m'avait aussi appris qu'ils avaient d'autres enfants à leur charge. J'avais été d'autant plus réticente à accepter d'habiter chez eux ; je voulais être seule, mais mes lèvres étaient restées scellées, comme si cadenasser toutes mes pensées, mes envies et mes besoins pourrait ressusciter mes chers parents. J'espérais secrètement que les autres jeunes accapareraient assez les Vulpair pour que ces derniers ne se soucient pas de ma petite personne muette.
Christelle poussa la porte d'une pièce sur ma droite. C'était une chambre sobre dans les tons crème qui était pourvue d'un lit, d'un bureau ainsi que d'une chaise et d'une commode. L'unique fenêtre donnait sur la rue.
- Libre à toi de la décorer et l'aménager à ta convenance, Maude, glissa Marc.
Je lui jetai un regard en biais. Son sourire était bienveillant et accueillant. J'avançais de quelques pas, en même temps que mes yeux vagabondaient sur le mobilier à la recherche d'une faille que je pourrais exploiter pour ne pas crécher dans cette maison. Mais rien ne dépassait ; tout était conforme. Un fort sentiment de déception me submergea, même si j'aurais dû m'attendre à tout trouver parfaitement ajusté. En effet, au moindre défaut, Julia Clarian leur serait tombée dessus pour non-respect du bien de l'enfant. Me v'là condamnée dans cette baraque ! pestai-je intérieurement.
Lorsque nous ressortîmes de la pièce, un jeune garçon malingre - de mon âge sans doute - se posta à l'entrée de sa chambre. C'était un blondinet, qui tirait sur le châtain, aux yeux bleu foncé et à la moue triste collée à ses joues.
- Ah ! Étienne, viens par là, mon grand ! l'invita Christelle.
Celui-ci avança timidement et brandit solennellement sa main dans ma direction.
- Bonjour. Tu t'appelles comment ?
- Maude, soufflai-je en serrant sa poigne.
- Étienne.
Les trois adultes suivaient notre bref échange avec attention, espérant que le courant passe entre nous et promette une bonne cohabitation.
- Tu as quel âge ? Moi, bientôt dix ans.
- Pareil.
- On est comme des jumeaux, alors, remarqua-t-il fièrement.
Un sourire - mon premier de la journée - s'esquissa sur mes lèvres.
- Il faut que tu rencontres Judith ! déclara Étienne. Elle sera contente de savoir que tu vas vivre avec nous.
- Elle doit être dans le jardin, intervint Marc.
- Je vais la chercher, décida mon contemporain.
- D'accord. On va vous attendre au salon.
Étienne s'éclipsa. Les Vulpair descendirent en bas à leur tour, Julia Clarian et moi-même à leur suite. Mes yeux se posaient sur tout ce qu'ils voyaient : les patères et les casiers à chaussures sous la cage d'escalier, la porte des toilettes coincée dans un renfoncement, la cuisine où rien ne traînait, le salon aux teintes chaleureuses ouvert sur une baie vitrée qui donnait sur une terrasse en surplomb du jardinet, le cabanon où devait s'entasser des outils de jardinage et peut-être des vélos...
On m'invita à m'asseoir dans un fauteuil et on me proposa un chocolat chaud et des biscuits - suggestion que je refusais d'un mouvement du menton. Ils débutèrent discrètement une conversation tandis que je m'enfermais dans ma bulle où évoluaient les fantômes de mes parents, les mille et un souvenirs de mes premières années de vie... Je repensais soudainement à mes tantes, oncles et cousins-cousines paternels et maternels et un profond soulagement se répandit dans mon corps tendu comme un arc. Il avait été tout un temps question que Pénélope, Alexandre et moi soyons accueillis par un côté de ma famille, mais ça avait créé trop de tensions. Pour éviter de se déchirer, ils avaient émis l'idée de nous placer en famille d'accueil. Personne ne se doutait que cette décision m'avait fait exulter de joie ; ma culpabilité me rongeait bien assez comme ça, je n'aurais pas supporté d'être la tête de turc de qui que ce soit de ma famille.
- Elle pourra voir son frère et sa sœur assez souvent ? demandait Christelle. Comment ça va se passer ?
- Oui, oui, ne vous inquiétez. Tout est mis en œuvre pour qu'ils soient le moins impactés par la séparation. En général, on laisse les fratries ensemble, mais on n'a pas pu faire autrement, cette fois-ci.
- Pourquoi donc ? Par manque de place ? s'enquit Marc.
Julia Clarian dodelina de la tête, semblant gênée avant de s'expliquer à voix basse.
- Maude est une enfant à part et nous avions la crainte que son comportement destructeur soit nocif pour sa sœur et son frère. Vous n'êtes pas sans savoir qu'elle s'accuse de la mort de ses parents.
- Oui, on nous l'a dit, en effet.
- On ne voudrait pas que cela joue sur leur relation, qu'ils se mettent à croire que c'est le cas et l'accablent de reproches alors qu'au fond, ce n'est pas de sa faute.
- Hum, bien, d'accord. Mais, donc, vous ne pensez pas que les visites pourraient agir comme pire que le mal ?
- On espère que non. On agira en fonction des constatations de la famille d'accueil de Pénélope et Alexandre. On vous tiendra au courant, bien évidemment.
- D'accord.
- Quant à son silence, vous vous y habituerez, ajouta l'assistante d'un air entendu.
À ce moment, Étienne et Judith apparurent derrière la baie vitrée, interrompant leur discussion. Ils entrèrent, saluèrent Julia Clarian et s'approchèrent de moi. La fillette, qui devait avoir sept-huit ans, esquissa un mince sourire réservé. Ses iris noisette emplis de l'espoir que je devienne son amie me firent flancher et mes joues remontèrent en un sourire crispé.
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Huit années s'égrenèrent au sein de ma famille d'accueil jusqu'aux événements que je vais vous narrer. J'avais évolué sans changement notoire, si ce n'est que je m'exprimais plus souvent qu'alors. Les seuls à connaître et à être habitués au son rocailleux - dû au manque d'activité de mes cordes vocales - de ma voix étaient : Étienne, Judith, Laurie - dernière arrivée chez les Vulpair -, Christelle et Marc et mon ami, Sébastien.
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Quand l'espoir se meurt - Chauve-souris
General FictionLorsqu'une avalanche balaye tout sur son passage, vies humaines charriées comme fétus de paille, ne reste plus que les remords, ses yeux pour pleurer et sa voix pour se mourir en silence. Maude, dix-sept ans, a perdu sa joie de vivre, son souffle de...