Chapitre 30

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Aux alentours de seize heures, les cars se garèrent à la queue leu leu le long du trottoir face au lycée. À travers les vitres, je voyais des parents patientaient. Certains avaient les bras croisés, d'autres les mains dans les poches ; ils discutaient ensemble ou au téléphone, faisaient les cent pas pour se réchauffer. Parmi eux, une tignasse blonde tirant sur le châtain attira mon œil. Un sourire fendit mon visage en deux en reconnaissant Étienne. Réfrénant mon envie de lui sauter au cou, je descendis calmement à la suite des autres, saluai Margot et attrapai mon bagage par les anses avant de le rejoindre sans me presser.

— Salut, soufflai-je en arrivant à sa hauteur.

— Salut, chauve-souris.

On garda le silence tous les deux, l'un face à l'autre, les yeux dans les yeux et le sourire tremblant. Le temps s'était arrêté l'espace d'une seconde, me permettant de réaliser que nous étions redevenus chauve-souris et poète raté ou maudit. Ma joie était incommensurable.

— « Si l'on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant parce que c'était lui, parce que c'était moi », murmura soudain Étienne.

— Que... quoi ? bégayai-je en battant des cils rapidement.

— C'est de Montaigne. Si tu la connaissais, tu aurais pu me la citer quand je te demandais des réponses quant à notre relation. Je la trouve extrêmement belle et juste, parce qu'on pourrait penser qu'il parle de quelqu'un dont il est amoureux alors qu'en réalité, c'est à propos d'un grand ami.

J'inclinai la tête sur le côté et souris doucement, touchée par ses mots. Il m'avait – semble-t-il – pardonnée. Ça avait été plus rapide que ce que je m'étais imaginé.

— Plus de distance excessive, alors ?

Il hocha la tête ; on se prit dans les bras. Au moment où on se détachait l'un de l'autre, quelqu'un me héla. Je me retournai et tombai nez avec nez avec Côme.

— Eh bien, tu ne dis pas au revoir ? C'est pas très poli !

Son ton goguenard me fit rire. On se claqua une bise sous le regard d'Étienne.

— C'est toi Côme Jacob ? s'enquit ce dernier.

— Lui-même.

Leurs regards se croisèrent. Ils s'observèrent et se jaugèrent sans plus prononcer un mot. À mesure que le temps filait, leur expression faciale mutait en diverses émotions. Face à face ou côte à côte, la ressemblance était frappante. Ce ne pouvait être une simple coïncidence. Mêmes iris avec des nuances différentes, une blondeur presque identique, la même finesse des traits, le visage en lame de couteau. Ce ne sont pas des sosies, mais... des jumeaux ! compris-je enfin. Tout du moins des frères, nuançai-je. Je portai mes mains à ma bouche pour retenir le cri qui menaçait de jouer avec mes cordes vocales. Je n'étais manifestement pas la seule à m'être fait cette réflexion : les deux garçons affichaient des airs ahuris qui m'auraient fait m'esclaffer en d'autres circonstances.

— Il faut passer un test d'ADN, les gars, décrétai-je au bout de trois minutes suspendues dans l'atmosphère.

— Bonne idée, articula Étienne sans quitter son effarement où brillait un espoir fou, insensé.

— C'est n'importe quoi, hein ? On va se réveiller ! s'écria Côme en s'agitant. Ce ne peut pas être possible. On me l'aurait dit si j'avais un jumeau. Et ça veut dire quoi : que mes parents ont abandonné l'un et gardé l'autre ? Sous quel prétexte, on peut se permettre ce genre de choix absurde, délirant, affreux ? C'est un cauchemar !

— On peut aussi imaginer que... tu as été adopté, bredouillai-je d'une petite voix enraillée.

— Pardon ? T'es sérieuse, Maude ?! Ils ne m'auraient jamais caché une chose pareille ?

— T... tout est envisageable. Comment expliquer autrement votre ressemblance ?

— Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je suis perdu, là. Je... Faut que j'y aille.

Il avait dit ces derniers en reculant, puis il tourna les talons et s'enfuit dans la foule d'élèves tout guillerets. J'échangeai un coup d'œil désemparé avec Étienne. Une joie indescriptible éclairait son visage. C'était bien la première fois que je le voyais si souriant. Maintenant que son état mélancolique s'en était allé se terrer quelque part en lui sous un tas de détritus, il paraissait plus jeune. Ses traits semblaient plus doux ; son regard moins souffreteux. Étienne était possédé par un violent espoir. Espérons qu'il ne se prenne pas un mur trop durement, il faudrait alors une petite cuillère bien délicate pour le ramasser et je ne le serai jamais assez, pensai-je, mitigée en glissant ma paume contre la sienne, cherchant à retenir son attention.

— N'espère pas trop, poète maudit.

— Tout est permis. Je veux y croire. Ce serait fantastique !

— D'abord, il faudrait le convaincre de passer un test ADN, ce qui promet d'être un sacré défi.

— Je compte sur toi, chauve-souris.

— Pourquoi faire ?

— Le convaincre, pardi !

— Très drôle, Étienne. Je ne sais pas comment faire. Et puis tu peux essayer, toi aussi.

— Tu le connais, moi pas.

Je grimaçai. Il n'a pas tort, rouspétai-je, embêtée. Pressée par mon ami, je finis par accepter ce marasme, qui provoquerait inévitablement une confrontation avec les parents Jacob. Ce ne sera pas un cadeau, pestai-je, mais peut-être que ce sera l'occasion de tirer le frère et la sœur de leur quotidien destructeur. J'avais espéré une année plus calme ; elle promettait d'être volcanique, carnavalesque, explosive, unique en son genre.

— Poète, je crains que nous dansions au bord du volcan, déclarai-je, le regard accroché à la silhouette du blondin grimpant à bord de la superbe voiture de frimeur. L'éruption promet d'être mémorable.

— Sans nul doute, répliqua-t-il, la détermination perçant dans sa voix ferme. Mais l'espoir se meurt depuis trop longtemps pour que je laisse filer cette chance de retrouver quelqu'un de mon sang, stopper la fatalité, me débarrasser de ma morosité ambiante. Je veux être heureux, Maude. J'ai enfin quelque chose qui me raccroche à la vie.


À suivre...

Quand l'espoir se meurt - Chauve-sourisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant