Minute après minute, pas après pas, jour après jour, je me réhabituais à cette maison qui avait abrité tant de souvenirs : les balades interminables dans les hauteurs ardéchoises, les goûters de pain-beurre-chocolat accompagné d'un jus ou d'un chocolat chaud en hiver, les soirées jeux de sociétés, les discussions d'adultes que je jugeais ennuyantes à l'époque tout comme les cahiers de vacances, le journal du 13H que mes grands-parents regardaient en buvant leur café dans lequel on pouvait plonger un « petit canard », les baignades dans la rivière paresseuse au bord de Labeaume, les batailles d'oreillers, la traite des chèvres et leurs chevrotements chers à mon cœur... Cette multitude me laissait étourdie, hagarde. J'en avais le tournis.
Assise dans la paille du bâtiment où logeait le troupeau, je caressai un chevreau calé sur mes jambes repliées en tailleur, la tête appuyée contre le mur en torchis. Sa mère me regardait de sa prunelle noire mais je n'y décelai aucune animosité. Quand j'étais rentrée, elles m'avaient toutes fixée avec méfiance, ne se souvenant certainement pas de moi. Je m'étais installée dans un coin et les avais observées jusqu'à que ce petit vienne me renifler, reculer, puis revenir sentir mon odeur. Docile, il s'était laissé prendre dans mes bras. Lorsqu'il en aurait assez de mes attentions, il trottinerait jusqu'à sa maman. J'aurais pu dormir parmi le troupeau tellement je me sentais en paix avec ces chèvres mais je voulais profiter de ma famille même la nuit. Les savoir près de moi, seulement séparés par des murs, me rendait heureuse. Je ne comprenais pas pourquoi j'avais refusé les années précédentes de venir, ça avait été stupide de ma part et je le regrettais mais pas au point de culpabiliser. J'ai assez donné sur ce plan-là, pensai-je, amère. Une douce chape d'un amour inconditionnel m'entoura soudainement, réchauffant mon cœur encore à l'étape de décongélation. Les larmes auraient pu me monter aux yeux si elles avaient continué d'alimenter mes états d'âme leur douceur.
Le chevreau dut sentir mon changement d'humeur car il se mit à chevroter, passa un coup de langue sur la peau de ma main avant de gambader vers les autres. Je passai les paumes sur mes yeux secs, soufflai un grand coup et sortis dans le crépuscule céleste. Bientôt, le ciel se couvrit d'étoiles que l'on comptait par centaines de milliers. Elles éclairaient la terre de leur faible lueur, faisant rêver petits et grands sans distinction.
À pas lents, je retrouvai la chaleur du foyer. Mamie et Béatrice préparaient le repas du soir, mon frère disputait une partie de cartes avec papy et Eliott, Pénélope lisait un journal et Simon et ma cousine échangeaient des messes basses sur la banquette, près de la cheminée. Telle l'ombre grandissante au-dehors, je m'enfonçai dans un fauteuil et me fondis dans son moule de cuir.
- Qui veut bien mettre le couvert ? demanda tante Béa à la cantonade.
- Flemme, rétorqua aussitôt Caroline, suivi des trois joueurs.
- Si personne ne vient, vous irez au lit le ventre vide, nous menaça-t-elle. Et c'est mamie et moi qui allons nous régaler !
- Pas question ! s'écria mon cousin en jetant ses cartes sur la petite table.
Cela me fit sourire. Sur ce point, il n'avait pas non plus changé : l'appel de l'estomac restait le plus fort, un véritable ventre sur patte. Eliott se propulsa dans la cuisine et dressa la table en un temps record.
- Tu sens fort, Maude ! déclara Caroline en se pinçant l'arrête du nez, quelques minutes après que nous nous fûmes installés à table.
- Désolée, j'étais avec les chèvres.
- Ah ! Je me disais bien qu'il y avait une odeur particulière depuis tout à l'heure, renchérit papy.
Légèrement mortifiée, je cachai mon embarras en baissant le menton sur mon assiette.
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Quand l'espoir se meurt - Chauve-souris
General FictionLorsqu'une avalanche balaye tout sur son passage, vies humaines charriées comme fétus de paille, ne reste plus que les remords, ses yeux pour pleurer et sa voix pour se mourir en silence. Maude, dix-sept ans, a perdu sa joie de vivre, son souffle de...