Il est là, seul. Il est debout au milieu de la scène, seul. Je suis là également, toute aussi seule que lui. Seule au milieu de cette scène.
Je ne sais pas ce qu'il fait, je ne sais pas ce que je fais. On dirait qu'il attend. Quoi ? Je ne sais pas et je m'en fiche. Et moi, j'attends ? Non je n'attends pas, je parle.-Papa.
Il se tourne vers moi, un sourire affectueux collé au visage. Je n'ai rien dit, pourquoi il me regarde comme ça ?
-Papa il faut que je te parles, maintenant. Je... Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Il ne me répond pas, il ne répond jamais. Il continue seulement de m'observer avec ces mêmes yeux si expressifs que s'en est irréaliste, surjoué. Comme si je venais de peindre la nouvelle Joconde, que j'avais découverte une loi fondamentale de l'Univers. Je n'ai rien dit, je n'ai rien fait !
-Pourquoi tu me regardes toujours comme ça ? Ce regard, c'est pas à moi que tu le donnes. C'est pas moi. Je déteste ce regard, je le hais. Tu ne m'as jamais regardé. Tu ne m'as jamais vue comme j'étais réellement. Pourquoi tu ne vois toujours que ce que tu veux voir ? Je ne suis pas comme ça, parfaite. Je ne l'ai jamais été. Tu m'as toujours traité comme une enfant parfaite, une ado parfaite, une femme parfaite. Je ne l'ai jamais été. Pourquoi tu as toujours fait ça ? Au début je ne m'en rendais pas compte. On se rend compte de rien quand on est petit. Ou peut être que je le savais déjà, inconsciemment. Adolescente ça me plaisait tu sais ? Tu me mettais sur un piédestal, me traitais comme une princesse. Je n'avais rien à faire quand j'étais avec toi, absolument rien. Je m'en fichais de comment tu me voyais tant que je pouvais me la couler douce. C'est en devenant adulte que j'ai compris, et j'ai détesté comprendre. En réalité si tu me vois comme ça, si tu ne me vois pas, c'est parce que tu ne me connais pas vraiment.
Il me regarde, il me sourit tristement je crois. Je ne l'ai jamais vu triste, il ne me l'a jamais montré. Il n'a jamais rien montré d'autre que ce masque d'admiration. Mais là il semble triste, étonnamment.
-Tu ne me connais pas et je ne te connais pas. Quand tu étais encore à la maison tu travaillais tout le temps. Le matin tu partais avant que je ne me lève et le soir tu rentrais après que je sois couchée. Je pouvais t'apercevoir les week-ends, mais tu travaillais. Je ne crois pas qu'à l'époque tu avais ce regard. Tu ne me regardais pas, je faisais partie des meubles à ce moment là. J'étais toujours là, à la maison. C'est seulement lorsque tu as quitté maman que tu t'es rendu compte de mon existence. Là où avant tu ne m'accordais que rarement ton temps, à partir de ce moment là tu t'es entièrement mis "à ma disposition". On ne se voyait plus si souvent, peut être que tu as fait ça pour rattraper le temps perdu. Mais il n'y avait pas de temps à rattraper, pas comme ça. C'est à ce moment là que ce regard est apparu. Tu t'es mis à idéaliser ta fille parce que tu ne la voyais plus autant. C'est normal, on fait tous ça. J'ai déjà fait ça, mais pas avec des gens. Tu t'es mis à penser que j'étais parfaite. Et comme tu ne me voyais pas grandir. Tu ne m'as jamais vu grandir. Comme tu ne me voyais pas grandir, tu t'es mis en tête que j'étais frêle, naïve et dépendante de toi. Au début ça m'a fait enragé. Je ne comprenais pas pourquoi tu me considérais comme une enfant alors qu'il y avait longtemps que je n'en étais plus une. Et puis j'ai compris. J'ai mis plusieurs années. Je sais c'est long, je ne suis peut-être pas si intelligente que ça ? J'ai compris pourquoi tu me traitais comme une enfant. Ce n'est pas seulement parce que tu ne m'as pas vu grandir, c'est parce que tu n'as pas voulu me voir grandir. Tu n'as pas voulu savoir que ta fille était devenue adulte. J'étais devenue adulte sans toi et tu ne pouvais pas accepter cela. Tu me traitais comme une enfant parce que tu avais honte, honte de toi. Mais tu cachais ta honte. Aux autres en premier, mais ça peu importe. Le pire c'est que tu la cachais à toi même. Parce que c'est le propre de notre famille de masquer nos émotions à nous et aux autres, de jouer des rôles.
Il me sourit de nouveau, avec tendresse. Sa réaction me fait lâcher un soupir d'amusement.
-Tu vois, tu ne regardes pas ! Tu "sélectionnes" les informations qui t'intéressent et ignores le reste. Tu fermes tes yeux et ton esprit au moindre conflit. Et tu es tellement habitué à le faire que tu ne t'en rends même plus compte. Vous faites tous ça dans la famille, dans ta famille. J'ai toujours détesté cette manière que vous avez de faire l'autruche, pourtant je l'ai fait moi aussi, un temps. Je me suis renfermée, comme tous les membres de ta famille, je me suis renfermée et j'ai cultivé mes ressentiments tandis qu'à l'extérieur je paraissais apaisée. Mais moi je ne suis pas comme vous, je n'ai pas pu contenir tout ça. J'ai explosé. J'ai explosé et ça non plus tu ne l'as pas remarqué. Alors pour me reconstruire j'ai décidé de ne plus faire partie de ta famille, de ne plus faire l'autruche ni de jouer. Pourtant je continue de la faire avec toi. Je ne sais pas pourquoi, et cela me fait enrager ! Je crois... Je crois que je ne veux pas que tu exploses toi aussi. Parce que ton explosion serait bien plus violente que la mienne. Tant d'années passées à ne rien dire ni laisser paraître, à même croire immédiatement ses propres mensonges. Le jour où tout te reviendra à la figure, je ne veux pas être là. Alors pour éviter d'enclencher la bombe j'y vais toujours précautionneusement avec toi. Je te laisse croire à tes illusions, à celle de la petite fille parfaite. J'ai été ce personnage pendant tant d'années... Pourtant ce mensonge me coûte tellement. Il m'a torturé l'esprit et j'avais beau te l'avouer à demi-mot tu ne l'as jamais compris. C'était si dure de devoir jouer ce rôle là ! J'avais l'impression qu'à la moindre erreur, qu'au moindre écart, j'allais te décevoir ! J'aurais dû savoir que peu importe ce que j'allais faire tu resterai bloqué dans cette illusion. Tu t'es embourbé seul dans ton mensonge et maintenant tu es incapable de t'en sortir. Mais j'en ai marre, marre de jouer, marre de faire semblant. Je ne suis pas comme toi, je n'arrive pas à mentir aussi librement. Je ne veux plus passer pour cette fille parfaite. Je veux que tu me vois, moi. La jeune femme indépendante, émotive et qui n'a rien d'un génie.
Il ne dit rien. Il continue de sourire excessivement tout en ne me regardant pas. Tout en admirant une silhouette qui se trouve à ma place mais qui n'est pas moi.
-Bordel mais dis quelque chose ! Je sais pas moi, réagis ! Pourquoi tu veux jamais rien dire !? Pourquoi tu ne veux pas pour une seule fois dans ta vie me dire ce que tu as sur le cœur !? Arrête de jouer !!!
Je crie, je hurle, je pleure. Mais lui, encore, il ne dit rien. Il ne me voit pas, c'est pour cela. Lui n'a pas voulu sortir de son mensonge. Il est bien trop profondément installé au fond de son trou, et même si celui-ci menace de s'effondrer, il décide de ne pas en sortir.
Et il disparaît, il s'évapore dans le noir qui entoure la scène. Moi je reste seule, entourée de vide. Alors le rideau se ferme sur mes paupières humides. Comme à chaque fois il disparaît sans ne m'avoir rien dit et moi je continue de chercher des réponses dans mon esprit.
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Crises
PoetryUne crise est qualifiée comme "une situation marquée par un trouble profond" accompagné d'une "manifestation forte d'un sentiment". Elle peut se manifester sous une grande diversité de forme et toucher tout milieu social. Tous peuvent être touchés p...