L'amour confrère

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Quand le groupe d'apprentis quitta sa maison, Amalia avait l'étrange impression qu'en parvenant ainsi à cette conclusion, ils avaient plus soudé qu'en cherchant à vaincre le blizzard.

Usem, n'ayant pas terminé de soigner sa main, resta seul avec elle. Les petits os carpiens constituaient un défi pour le jeune médic', comme il l'expliqua innocemment à une Amalia soudain inquiète de retrouver toute sa motricité.

« J'étais tellement paniquée face à Âryni que je n'ai pas eu aussi mal que j'aurais dû. »

Usem marmonna plusieurs minutes, assis à côté d'Amalia dans son canapé, à fixer la main, à l'observer sous tous les angles, toujours en la manipulant avec la plus grande délicatesse. Au bout d'un moment, il sembla se souvenir du B.A.-BA : parler au patient pour ne pas focaliser son attention sur la blessure.

« Pourquoi as-tu pensé à Âryni, pour l'attaque de Maître Kentigern ?

— Je l'ai dit : ses propos vont à l'encontre de l'expérience qu'il mène avec moi.

— Oui, mais pourquoi elle ? Des apprentis et des Confrères ou Consoeurs intégristes, il y en a plein. »

Amalia resta songeuse un instant. Kent pensait également Âryni innocente. Elle reposa les yeux sur Usem qui tissait des filaments de charme aux couleurs pastels autour de son poignet.

« J'ai reçu une lettre de menaces, avoua Amalia. J'ai cru qu'elle venait d'elle : elle ne m'aime pas. Elle aurait très bien pu s'en prendre à moi, puis s'attaquer à Kentigern. »

L'adolescent releva le regard et lui adressa un sourire avant de se concentrer à nouveau sur la main.

« Les Confrères ne s'affrontent pas entre eux.

— Oui, c'est ce que vous m'avez fait comprendre tout à l'heure.

— Par contre, les menaces peuvent ne pas être liées à l'attaque de Kentigern. Difficile de savoir si c'est lié, au final.

— Hum. »

Amalia, peu convaincue, se renfrogna au fond du petit canapé. Usem garda le silence quelques instants avant de reprendre :

« En fait, Âryni considère surtout que tout le monde à la Confrérie devrait être comme elle.

— Une enfant de Confrères ? s'étonna sa patiente. Aïe ! »

L'adolescent avait sursauté à sa question et la dévisageait avec de grands yeux surpris. Qu'avait-elle encore bien pu dire de si saugrenu ?

« Ne me regarde pas comme ça, c'est Âryni qui a dit qu'elle avait passé toute sa vie ici...

— Âryni est une enfant trouvée, coupa Usem. Elle a toujours vécu à la Confrérie oui, mais ses parents ne sont pas deux Confrères... »

Il tenta de se reconcentrer sur son soin, sans succès. Amalia plissa les paupières et demanda :

« C'est si choquant d'imaginer un enfant de Confrère ? Il n'y a pas de couples, ici ? »

Usem repoussa en douceur la main d'Amalia, décidant que non, il ne pouvait pas avoir cette conversation et la guérir en même temps. Il se redressa et posa un regard très sérieux sur la jeune femme.

« Deux membres de la Confrérie ne pourront pas entretenir des liens affectifs allant au-delà de l'amitié et de la fraternité », débita l'adolescent d'une voix monocorde.

Il récitait de toute évidence une leçon apprise par coeur.

« Sont exempts de cette règle les liens affectueux entre un Maître et son élève, s'apparentant à la paternité ou la maternité. En aucun cas un membre de la Confrérie ne pourra entretenir de relation amoureuse et/ou exclusive. Une relation est définie amoureuse dès que l'un des deux partis fait état de ses sentiments à l'autre. Une relation est définie comme exclusive si le confrère ou la consoeur côtoie plus de 4 nuits d'affilée la même personne. »

Amalia arqua les deux sourcils, incrédules.

« Mais, enfin... balbutia-t-elle. Pourquoi ? C'est complètement con comme restriction ! »

Usem haussa les épaules et se trémoussa dans le fauteuil, mal à l'aise.

« Pour toi peut-être, mais pour nous qui avons appris ça très tôt, c'est normal. Il y a eu pas mal de problème dans l'histoie de la Confrérie, de grosses pertes lors de batailles parce qu'une Consoeur a choisi de secourir le bataillon de celui de sa femme plutôt que de suivre ses ordres. Des amours entre Confrère et Élémentaristes ont engendré de l'espionnage. Je te passe les détails, mais je pense qu'on te demandera de visionner les mnémotiques de ces souvenirs avant de prêter serment. »

Amalia se redressa brusquement et lâcha un juron en refermant sa main gauche sur son poignet encore douloureux. Usem esquissa un mouvement pour le lui récupérer, mais elle lui glissa entre les doigts et amorça une série d'aller-retour dans la pièce pour évacuer sa nervosité. Lucas connaissait ces lois, il avait forcément vu ces mnémotiques. Peut-être qu'il trouvait simplement, comme elle, que c'était une règle ridicule ?

« Soit...

— Ce n'est pas la seule raison pour laquelle j'ai tiqué, tempéra Usem. Âryni pourrait, en réalité, être l'enfant d'une Consoeur. Je n'y avais jamais pensé. »

La sorcière s'arrêta et fixa Usem. Pourquoi fallait-il qu'il complique tout ?

« Tu viens de dire que l'amour était interdit.

— Mais on peut pratiquer le sexe avec n'importe quelle personne extérieure, pour peu qu'il n'y ait pas de sentiments. Et que le ou la partenaire soit consentant bien sûr. Âryni pourrait être le fruit d'une de ces unions.

— On saurait qui est sa mère.

— Pas forcément. Si une Consoeur tombe enceinte, la Confrérie peut soit exiger un avortement, soit prendre l'enfant à la naissance pour l'élever. Dans ce cas, on pourrait supposer que sa génitrice n'est pas dans son entourage direct. »

Génitrice. Amalia resta bouche bée. Usem, tout sûr de lui, lui récitait ses leçons sans se rendre compte de l'impact que cela avait sur elle. Les souvenirs d'Abby l'envahissaient et cet espèce d'ado apprenti Confrère la regardait souffrir sans comprendre ce qu'il avait bien pu dire pour la faire pleurer. Elle se rassit à côté de lui et prit le temps nécessaire pour se calmer.

« Qu'est-ce que j'ai dit ? » finit par demander Usem, inquiet.

Amalia le dévisagea une seconde sans réussir à définir si elle se sentait capable ou non de dévoiler cette partie de sa vie à son ami. Elle hésita, un instant de plus, la bouche ouverte, prête à cracher sa peine, confession coupable d'un passé maintenant lointain, mais l'histoire resta coincée dans sa gorge.

« Un jour, pas aujourd'hui, mais un jour, je te raconterais tout ça », trancha-t-elle le souffle court.

Usem hocha la tête et posa doucement sa main sur l'épaule d'Amalia.

« Je serai là pour l'écouter quand tu seras prête, promit-il avec sérieux. Je... Je ne voulais pas t'incommoder. Je voulais juste... t'informer de nos pratiques.

— C'est pas plus mal. Si je l'avais su dès le départ, j'aurais peut-être évité de coucher avec un Confrère. »

Amalia savoura avec un plaisir mesquin sa vengeance : au tour d'Usem d'accuser le choc. Il parut souhaiter disparaître de honte au fond du fauteuil.

« Je pensais que Maître Kentigern ne s'intéressait pas à ça, balbutia-t-il, mais ça devait être avant qu'il ait pris la décision de t'intégrer à...

— Kent... quoi ? Ce vieux ? Par Merlin, mais ça ne va pas ? Je ne couche qu'avec les gars qui n'ont pas plus de sept ans d'écart avec moi. Enfin, toi, pour l'instant, t'es trop jeune.

— Mais je ne ferais jamais l'amour avec toi Elfric, je viens de t'expliquer que je...

— Je blague, Usem, dédramatisa Amalia avec un petit sourire. Non, j'ai passé la nuit avec Lucas. »

Usem se figea. Il resta bloqué dans la même position plusieurs secondes, sans respirer, avant de reprendre précipitamment son souffle, perdu.

« Je crois que tu es trop intègre, Usem, s'amusa Amalia. Il doit considérer que je ne suis pas Consoeur, c'est tout. »

La Sorcière d'AonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant