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ASH
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Cela fait désormais un bon mois que nous avons pris la route avec Apollo Faces et ce voyage m'a permis de découvrir de nombreuses villes dans lesquelles je n'avais jamais pris la peine de m'arrêter auparavant. Nous avons beau avoir rencontré énormément de gens intéressants, signé des centaines d'autographes et pris un bon millier de selfies avec des fans, je ne parviens toujours pas à réaliser ce qui m'arrive. Ce n'est pourtant pas faute de voir ma nouvelle condition de « star » exposée tous les jours dans les tabloïds ou sur les sites spécialisés...

Après notre petite sortie du placard sur la scène du Rocklahoma, les paparazzis se sont empressés de nous mitrailler, Jem et moi, et d'inventer toutes sortes d'histoires rocambolesques à notre sujet. Nous avons eu beau prendre toutes les précautions possibles, les rares moments que nous sommes parvenus à passer en tête à tête au bord d'un lac ou dans un diner reculé du Tenessee ont toujours fini par tourner à l'émeute journalistique ; des dizaines de paparazzis peu scrupuleux ayant jugé le moment opportun pour nous mitrailler de leurs flashs aveuglants.

Le concert de New York, en fin de semaine dernière, a d'ailleurs été particulièrement éprouvant parce qu'en plus de la pression constante exercée par les paparazzis, toute ma famille a décidé sans me le dire — et très certainement avec l'aide de Jem — de venir m' y soutenir. C'est donc sous les acclamations hystériques de ma mère, ses deux sœurs, mes grand-parents maternels et tout un tas d'autres cousins éloignés que je suis montée sur scène, la boule au ventre et le cœur dans les talons.

Sans bien comprendre pourquoi, j'ai toujours été plus anxieuse à l'idée de jouer devant mes proches que devant une foule d'inconnus. Ce sentiment m'étreint d'ailleurs encore aujourd'hui la poitrine tandis que j'enfile le costume d'ange noir qui sied au personnage que je dois interpréter ce soir sur les planches du théâtre principal du collège d'art d'USF.

Nous sommes rentrés en Floride ce matin, épuisés par les interminables voyages en bus et les nuits presque blanches passées à jouer devant des foules en délire. Alors, après avoir loupé près d'un mois de cours, nous ne pouvions décemment pas rater notre dernier examen, au risque d'avoir perdu un semestre complet à travailler et assister aux cours pour rien. Étrangement, c'est Jem qui a insisté pour que nous rentrions à temps afin de pouvoir participer à la répétition générale de la pièce de Mme Wilkins et il a même souri lorsque celle-ci a exprimé son soulagement de ne pas avoir eu à nous remplacer au dernier moment. 

J'ai pour ma part l'impression bizarre d'avoir été coupée de la vie réelle pendant un temps infini et, revoir tous ces gens que je connais, me déstabilise un peu. Je me demande bien comment ils vont réagir à présent que je suis « connue ».

Depuis notre retour à la fac, ma vie me semble étrange ; comme si je n'y étais plus à ma place. J'ai la désagréable impression que tout le monde me regarde de travers et chuchote dans mon dos. J'ai perdu tous mes repères et je ne sais plus comment me comporter dans le monde normal, celui dans lequel on interagit avec ceux qui nous entourent et où l'on peut prendre le temps ; le temps d'observer le paysage avant que celui-ci ne change abruptement parce qu'on vient de franchir la frontière d'un État ; le temps d'apprécier arpenter les rues familières de l'endroit que l'on considère désormais comme son foyer sans devoir l'instant d'après de nouveau s'envoler vers l'inconnu ; le temps de partager une conversation avec un étranger, tout simplement.

Tous les strass et les paillettes de la vie d'artiste ont disparu sans que je m'y sois préparée et, même si tout n'était pas simple sur la route, j'avais au moins l'immense vague de soutien des premiers fans de Flying Leaves qui hurlaient à notre arrivée et toute une équipe qui me disait quoi faire, où aller ou comment me comporter en public à longueur de journée pour m'aider à survivre à ce changement total de vie. Ainsi, je ne risquais pas de faire d'erreur ou de commettre d'impairs. Aujourd'hui, tout le monde est rentré chez soi : Steeven a repris son job à la librairie, Charlie est allée rendre visite à sa mère et Mike s'occupe de ses affaires ; T.G. prend lui aussi quelques jours de repos et je me retrouve soudain livrée à moi-même dans un monde qui s'avère m'être plus hostile que ce que je pensais. Je me fais un peu l'impression d'un animal né en captivité qu'on rend soudain à la vie sauvage sans l'y avoir préparé et j'ai peur de ne pas réussir à y survivre seule.

As Yet Untitled [ᴇɴ ᴄᴏʀʀᴇᴄᴛɪᴏɴ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant