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JEM
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Quand Summer débarque dans ma loge d'Irvine juste avant le concert, la colère menace de me faire exploser et je lui dis de foutre le camp. Voyant qu'elle ne bouge pas, je l'attrape sans aucun ménagement par le bras et l'escorte jusqu'à la porte. Je ne sais pas comment elle se débrouille pour franchir chaque fois la sécurité mais il est hors de question que je la laisse une nouvelle fois tenter de me pourrir la vie. Je referme vivement la porte lorsqu'elle glisse son pied entre le battant et le mur.

— Si j'étais toi, j'écouterais ce que j'ai à dire, souffle-t-elle, des inflexions menaçantes dans la voix.

Je ferme les yeux en secouant la tête pour tenter d'ignorer ses paroles et pousse un peu plus fort sur le panneau de bois mais Summer refuse de s'écarter et glisse son téléphone dans l'ouverture qui subsiste entre la porte et le mur pour me le coller devant le visage.

— J'ai une amie qui est journaliste et qui devait rencontrer The Story So Far au Vans Wraped Tour aujourd'hui. Voilà ce qu'elle m'a envoyé. Elle se demande si elle doit la faire fuiter sur les réseaux ou non.

Malgré moi, mes yeux glissent jusqu'au téléphone recouvert de strass. L'écran affiche l'image d'un couple enlacé et je soupire en m'appuyant un peu plus contre le battant qui craque sous mon poids. Summer ne sait vraiment plus quoi faire pour attirer mon attention. Je me fous complètement des potins dont elle se délecte. Ce type peut bien peloter la reine d'Angleterre que je n'en aurais rien à foutre ! Mais, alors que j'ouvre la bouche pour l'envoyer voir ailleurs si j'y suis, un détail attire mon attention : les tatouages qui ornent le bras qui enlace les épaules du musicien me sont trop familiers. La photo a beau être granuleuse et les traits de la jeune femme dissimulés dans l'ombre du décor qui les entoure, ce bras ne peut appartenir qu'à une seule personne.

— Attends, j'en ai d'autres, se délecte la blonde qui profite de mon incrédulité pour reprendre le dessus et entrer à nouveau dans la pièce.

Tenant son téléphone haut devant elle, elle fait défiler les clichés qui dévoilent tour à tour les mèches roses, la silhouette fine et le joli nez droit caractéristiques.

Je cligne des yeux.

Le type qui se tient définitivement trop près d'Ashley lui dévore littéralement la bouche et je crois bien que mon cœur s'arrête.

Cette fois je recule d'un pas, laissant tout loisir à Summer de prendre ses aises dans la loge et me laisse tomber sur le sofa, la tête entre les mains. Délicatement, la blonde vient s'installer près de moi et pose une main dans mon dos. Je la laisse faire, bouleversé, le cœur en mille morceaux. Comment Ashley pourrait-elle me faire une chose pareille ?

Je jette un nouveau coup d'œil à la photographie : il y a forcément une explication ! Pourtant les faits sont là : ce type qui enlace ma meuf est bien l'un des musiciens qui jouent à Mountainview aujourd'hui et celui-là même avec lequel je l'ai vue rire à plusieurs reprises ces dernières semaines, les badges qui pendent à leurs ceintures ont les couleurs du VWT et l'immense drapeau du festival qui flotte derrière eux annonce fièrement la date d'aujourd'hui.

Mon sang ne fait qu'un tour lorsque j'accepte enfin de comprendre qu'il ne s'agit pas d'une énième manipulation de Summer et qu'Ashley m'a bel et bien trahi. Je me lève sans vraiment en avoir conscience et laisse mon poing s'abattre sur le miroir de la loge.

Les éclats de verre tintent en s'écrasant sur le sol, certains fragments sont rougis par le sang qui forme de grosses gouttes écarlates sur mes phalanges et le long de mon poignet mais la douleur de ma main n'est rien en comparaison de la plaie qui me déchire le cœur. J'avais confiance en Ashley, je pensais qu'en lui livrant mes secrets, en lui ouvrant mon âme, elle vibrerait autant pour moi que j'avais fini par vivre pour elle. Mais la réalité est vraisemblablement toute autre : Ashley s'est servie de moi comme tant d'autres avant elle pour accéder à la notoriété et, une fois son but atteint, n'a pas hésité à piétiner en une seconde la totalité de notre histoire.

De rage, je donne un coup de pied dans le montant en bois du miroir qui vient terminer sa course parmi les éclats au sol. Cela ne suffisant pas à calmer la tempête qui fait rage sous ma peau, je renverse le bureau, vide les étagères, envoie valser au milieu de la pièce mon sac et tous les vêtements qu'il contient. Les bouteilles finissent par se renverser, les flacons de parfum se briser, tandis que les corbeilles de fruits volent en répandant leur contenu sur le carrelage.

La loge n'est plus qu'un champ de ruines lorsque ma fureur retombe et je me laisse moi aussi glisser au sol, désespéré. J'avise un peu plus loin une bouteille qui a survécu au massacre en roulant sous une étagère et tends la main vers elle. Je dévisse lentement le bouchon avant de porter le goulot à mes lèvres. Le liquide brûlant se déverse dans ma bouche, glisse dans mon œsophage et enflamme mon estomac vide. Je savoure cet incendie familier et entreprends de vider lentement le contenu de la bouteille. Le liquide qui s'échappe d'une fissure dans le verre suinte entre mes doigts et me rappelle douloureusement la blessure à vif de mon poing. Je grimace mais ne lâche pas la bouteille pour autant. C'est Summer qui, quelques instants plus tard, vient me la retirer des mains. Je proteste et tente de la récupérer mais elle la place hors de ma portée et, n'ayant même plus la force de me lever, je renonce à l'atteindre. La blonde vient ensuite s'installer près de moi parmi les débris et les fruits écrasés et saisit ma main blessée. Elle entreprend alors d'en retirer les quelques morceaux tranchants qui y sont toujours fichés avant de panser la plaie à l'aide d'un peu de gaze tirée d'une petite trousse de secours posée sur ses genoux. Elle dégage ensuite deux mèches de mon visage trempé de sueur et me fixe avec intensité.

— J'ai essayé de te prévenir, susurre-t-elle dans le creux de mon oreille, mais tu as refusé de m'écouter. Pourtant, je suis la seule sur qui tu puisses vraiment compter. J'ai toujours été là pour toi, je t'ai soutenu quand tu en avais le plus besoin, j'ai menti pour te protéger. Est-ce que tu peux en dire autant d'elle ? (Elle s'interrompt une seconde) Moi, je ne t'ai jamais abandonné.

J'étouffe un ricanement moqueur.

— Reprends-toi, Jem, poursuit-elle gravement, elle ne te mérite pas. Elle t'a utilisé pour parvenir à ses fins et dès qu'elle a eu ce qu'elle voulait, elle s'est ruée dans les bras d'un autre !

Les paroles de Summer creusent un peu plus le gouffre qui remplace désormais mon coeur et, cette fois, un faux sourire ironique et railleur apparaît sur mes lèvres.

— C'est vrai que toi, tu ne t'es jamais servie de moi.

Elle se fige, visiblement blessée par mes paroles et j'en profite pour me redresser et récupérer la bouteille qu'elle m'avait confisquée.
Je suis perdu, dévasté, et, malgré la présence dangereuse de Summer à mes côtés, je suis totalement seul au milieu de cette pièce ravagée ; aussi seul que je l'ai toujours été et personne, jamais, ne parviendra à m'arracher des griffes de ce néant qui m'attire un peu plus chaque jour depuis ma naissance et qui finira inévitablement par m'engloutir et se refermer sur mon âme.

Je ris sarcastiquement et vide la bouteille.

As Yet Untitled [ᴇɴ ᴄᴏʀʀᴇᴄᴛɪᴏɴ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant